Chapitre 48 [Shannon]:

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Il a fallu que j'aille chercher Jai au travail pour qu'elle accepte de me parler après sa fuite d'hier.

Finalement, on n'a pas parlé. On s'est saoulé. Je me demande comment elle fait pour ne pas s'écrouler tant elle parait manquer de sommeil. M'en veut-elle de partir? De la laisser?

- Qui c'est?

- Quoi?

Son regard noir est sans appel. Elle ne se déride pas. Je ne sais plus quoi faire, j'ai presque envie de l'abandonner ici et aller ailleurs... mais je ne peux pas partir en la foutant de mauvaise humeur.

Alors qu'elle ne se soucie même pas de l'inquiétude qu'elle a suscité par son absence d'hier. Pas de réponses à nos textos et appels, pas d'explications. Comme une sale gamine en pleine crise d'adolescence.

- Ton suçon...

Ah... A vrai dire, j'en sais rien. La blonde? La brune? Cette fille aux cheveux bleus à l'appétit insatiable? Cette étudiante timide?

- Aucune importance, dit-elle. Je n'ai même pas envie de savoir.

Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, j'entends mon prénom. Au bar, deux filles d'à peine seize ans, habillée comme si on était en été sur Hollywood Boulevard à trois heures du matin.

Jai s'éclipse aux toilettes, et il ne faut pas trente secondes avant que les deux gamines ne se ramènent, tout sourires. Puis à la télé, la dernière chanson qu'on ait sortie avant...

Je coule littéralement, pas prêt à entendre nos musiques. Pas prêt à me faire aguicher par des ados. Pas prêt à faire des autographes. Jai me sauve la mise en revenant juste avant que les deux filles me demandent une photo.

Un regard à la télé. Un regard à moi. Elle comprend en moins de deux secondes.

- Viens, on se casse.

Je m'éclipse vite. Heureusement qu'on a payé verre par verre. Le froid est si intense qu'il me brûle presque la peau, mais tout plutôt que d'avoir le coeur qui explose.

- Tu sais à quel point la vie est dégueulasse? Hurlé-je à Jai dans la rue.

Elle soupire, secoue la tête et me retient par le bras quand je trébuche du trottoir. Les gens nous regardent avec appréhension et s'écartent comme si on avait la peste. J'ai la boite crânienne dans un étau et une colère qui n'a fait que s'accroitre à chaque verre.

1. La voix de mon frère à la télé.

2. Ces deux fans trop collantes et emplies de pitié à mon goût. On ne peut plus se saouler tranquille.

3. La vie en général.

4. Ma relation étrange avec cette fille de vingt ans.

Trop de choses mauvaises dans ma tête. Trop de choses qui me donnent envie de tout casser.

- Ferme-la, Shan, soupire-t-elle. Tu me casses la tête.

Je la regarde se rouler un énième joint, assise sous l'abri bus pour se protéger de la pluie. Elle pourrait faire ça les yeux fermés. Je pourrais lui rappeler les méfaits de cette merde sur sa santé, mais à elle aussi, je lui en veux. Je lui en veux de vouloir abandonner cette vie pourrie, je lui en veux pour tous les soucis qu'elle me donne.

Parfois, j'aimerais juste que tout ce soit passé comme prévu. Parfois, j'aimerais juste... ne jamais avoir rencontré Jai.

- Toi, ferme-la.

Elle me lance un regard en coin et la flamme de son briquet illumine ses yeux et fait des ombres sur son visage pâle. Je m'allume une cigarette.

Parfois, j'aimerais tout simplement que ce soit moins compliqué entre nous.

Sur Times Square, où nous sommes finalement revenus, elle écarte les bras et lève son visage au ciel pour se laisser happer par le vent et la neige.

- On est toujours là, dis-je.

Je regarde nos prénoms au marqueur, qui n'ont pas changés depuis le 25 décembre. Je vais partir, elle restera, mais nous serons là pour toujours.

Toujours, ce mot qui n'a aucun sens, puisque tout a une fin.

- Viens, on rentre.

- Je ne veux pas aller chez toi, dit-elle. Je ne suis pas une de tes conquêtes.

Qu'elle le veuille ou non, elle l'est. Mais elle a raison, elle n'est pas un coup d'un soir. Elle a été plus que ça. Alors, nous nous retrouvons dans son lit, mais elle n'ose plus me toucher.

Retour à la case départ.

Et quand en pleine nuit je me réveille d'un cauchemar glauque, je la vois assise en tailleur devant la fenêtre, les yeux perdus dans le vague.

- Pourquoi tu ne dors pas? Demandé-je.

- Des fois, je regarde les étoiles. Parce que Sam croyait que les morts étaient des étoiles. Je le fais, parce que, si ça se trouve, Sam et Simon me prennent pour une mauvaise soeur.

- C'est leurs dessins, sur ton tatouage, hein?

- Ouais...

Et c'est comme si j'avalais du plomb fondu. Elle parle sans s'en rendre compte. Sam. Simon. Des enfants... Elle n'en dit pas plus, mais je sais qu'ils sont morts.

Elle continue à fixer la nuit, vêtue de mon t-shirt.

Elle a beau regarder très loin, Jai ne voit pas le bout du tunnel.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant