Chapitre 45 [Jai]:

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J'ai refais surface deux jours plus tard, cessant d'alterner entre dehors et mon lit. Les chiens avaient besoin de moi, j'en étais responsable malgré mon état.

Je n'ai toujours pas de voix, sinon un horrible bruit de gorge rauque. Le sommeil m'a définitivement fuit, à quelques jours de la reprise du travail.

Je n'ai pas revu Shannon. Il est partit un peu après être venu, l'autre soir. Aucune nouvelle. Je ne comprends pas. Je refoule cette douleur affreuse que son absence laisse. J'essaie de boucher le trou dans ma poitrine, mais rien n'y fait.

Cyan me manque.

Mon quotidien n'est qu'une succession de silences, tous plus affreux les uns que les autres.

Je referme violemment Le Petit Prince, las. Pourtant un de mes livres favoris. A vrai dire, ce livre me suit depuis trop longtemps pour que j'en date précisément le souvenir; la couverture est cornée et froissée, les pages jaunies, mais je m'y attache, parce que c'est Brigitte, ma première mère d'accueil qui me l'a offert.

En arrivant chez elle, j'avais six ans. Sauvage et renfermée, je hurlais pour tout et rien, révoltée qu'on m'arrache de là où j'étais pour me mettre dans une famille. Une famille avec des règles, des sourires. Ils se souciaient de moi, me disaient bonjour et bonne nuit. C'était nouveau pour moi, trop angoissant.

Et comme je savais déjà lire, elle m'a offert ce livre, où elle avait pris soin de surligner cette phrase: mais si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde.

Je n'ai appris que des années plus tard que Brigitte et Jean-Christophe voulaient m'adopter, mais que c'était impossible, parce que j'avais déjà été retirée de leur famille à cause de l'instance de divorce.

Elle est l'une des seules à avoir compté pour moi, avec Niamh et Andrew, qui ont tout perdu après l'incendie.

J'aurais aimé que tout soit différent. Peut-être que dans une autre histoire, je ne serais pas si faible.

- Salut chérie, qu'est-ce que tu fais dans le coin? S'écrie Noah au rayon alcool.

Hmm... Faire les courses, je suppose, comme tous les gens au supermarché. Mais je ravale mon sarcasme, pas d'humeur à papoter. Je veux juste rentrer, me rouler en boule sur le canapé et faire taire cette foutue humanité.

- Mon frigo est vide, grimacé-je. Et toi?

- Je fais le plein, sourit-elle. On va encore se déchirer. Viens, tu es la bienvenue! On va juste se faire une soirée tranquille.

Une soirée tranquille avec Noah se résume à des litres d'alcool, de la drogue dans toutes ses variétés, beaucoup de capotes, trop de bruits et beaucoup de gens.

- Hmm...

- Emmène ta coloc et ton mec... Plus on est de fous, plus on rit.

Pas sûr... On est pas mal dans ma tête, et crois-moi que c'est pas l'éclate. Je hausse les épaules et détourne le regard, préférant fixer la pauvreté de mon panier: chips, tampons, soupe, coca, yaourts, bougie qui sent bon.

- Je ne peux pas.

- Tu pourras pas sans cesse te défiler, Jai!

Elle ricane quand je lui adresse un geste grossier de la main, signe de mon affection. Je leur épargne ma présence, je ne sais plus faire semblant, tout se casse la gueule autour de moi.

Sur ma chaise de bureau; un jeans gris, un t-shirt Black Fuel, un pull, des sous-vêtements et une casquette noire. Le change de Shannon.

Sa présence me manque. Il était le seul à réchauffer un peu mon coeur de glace. Mais peut-être qu'il a fait son choix, et qu'il a décidé de tout arrêter et de repartir chez lui, sans un mot.

Si ça se trouve, il m'a effacé de sa vie aussi vite que j'y suis entré.

Peut-être qu'il m'en veut. Que je le dégoûte. Qu'il en a assez de jouer la nounou. On ne sauve pas quelqu'un qui veut se condamner.

Silence. Vide abyssal. Douleur. Fatigue.

Quelques accords à la guitare. Un morceau que je sais jouer depuis longtemps. Des paroles qui gonflent dans mon coeur avant que je ne les laisse s'échapper. Une larme figée au coin de mon oeil.

Ne pas penser.

Mais le silence est aussi un meurtrier.

Du coin de l'oeil, la photo encadrée sur ma table de chevet semble m'appeler. Une famille. Aucun de nous ne se ressemblait, mais nous étions une famille. Andrew, Niamh, Jai, Sam, Simon. Mes brefs parents qui nous parlaient aussi bien en français qu'en anglais, avec leurs souvenirs d'Irlande que je prenais plaisir à écouter.

Sur la photo, je n'ai pas encore quatorze ans. Les jumeaux en ont trois. C'était avant tout ça... Avant même que je ne dérape. Je suis la même personne, même si j'ai changé.

A la seule différence que je ne me sens plus personne.

- To battle is the only way we feel... alive.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant