Chapitre 12 [Shannon]:

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Je déteste attendre.

Il est bientôt trois heures du matin quand Jai descend, son éternel bonnet noir sur la tête. Elle n'est vêtue que d'un jogging kaki et d'un sweat à capuche gris, la mine renfrognée. Un jour, peut-être qu'on me dira enfin pourquoi elle et moi on s'entend si bien.

- Finis de jouer au chimiste? Demande-t-elle.

- Tu savais que...

- NON! Je ne veux pas savoir si un cheval pète l'équivalent d'un ballon de foot ou si une vache peut produire de l'énergie! No, nada, nein, nicht!

J'éclate de rire, c'est plus fort que moi. Je voulais juste lui dire que j'avais vu une nouvelle librairie en ville, mais c'est pas grave.

J'aurais voulu la voir plus tôt, mais je ne veux pas qu'elle me voit bourré. Je suis un pauvre enculé quand je bois, toujours à critiquer les autres avant de vouloir les frapper. Je me noie de plus en plus, spectateur de mon propre mal-être, essayant tant bien que mal de l'ignorer. C'est de plus en plus dur.

J'ai envie de faire taire ce bourdonnement dans mon crâne, celui qui retentit dès que je me réveille et qui ne me quitte seulement quand j'arrive à m'endormir.

C'est la première fois que j'emmène Jai dans ce que j'appelle mon chez-moi, mon éternelle chambre d'hôtel, qui commence sérieusement à me revenir chère. Quelle importance, maintenant? De toute manière, j'ai bloqué assez d'argent pour que ma mère puisse vivre confortablement jusqu'à sa fin.

Je me refuse de penser à elle, à son chagrin permanent de ne pas encore avoir de petits-enfants, de s'inquiéter pour son aîné disparu sans un mot le lendemain de l'enterrement de son autre fils. Je pense à combien je ne mérite pas son amour, en ce moment, à combien je ne suis qu'un connard qui ne mérite pas tout ce qu'elle a pu sacrifier pour nous.

Je tends un mug à Jai, que j'ai acheté avec la machine à café, essentielle à ma vie. J'ai acheté le même mug Harry Potter qu'elle a chez elle, juste parce que j'aime la regarder être ébahie par le changement de décor à cause du changement de température.

En voyant son regard se perdre dans le vide, je réalise que j'aimerais savoir ce qu'elle ressent, et mettre des mots sur mon propre état.

- A quoi ressemble la dépression? Chuchoté-je.

Elle se tourne brusquement vers moi, comme si elle revenait enfin à la réalité. Je la regarde successivement boire son café, puis se masser la tempe et soupirer lourdement avant de se lever. Elle fait les cent pas, pose sa tasse, puis se plante devant la baie vitrée, avant de se tourner vers moi.

- C'est comme se noyer. Sauf que tu peux voir tout le monde autour de toi respirer. Alors tu fermes ta bouche... jusqu'au tout dernier moment.

Elle parle tout aussi doucement que moi. Elle n'a pas eu besoin de hurler pour déclencher l'avalanche qui me tombe sur les épaules. J'exhale profondément et ferme les yeux. Je ne m'étais jamais trop penché sur la question. On ressent quelque chose de différent en soi, on sait que quelque chose cloche, on voit la différence entre les gens et nous... mais elle a raison. Je me noie. Elle se noie.

On en a trop vu pour croire au happy end.

- Parle-moi de quelque chose, dis-je. Tout ce que tu veux. N'importe quoi.

- Pourquoi?

Je hausse les épaules. Parce que le silence me tue. Parce que j'ai envie de te connaitre. Parce que tu fais taire mes démons. Parce que je ne veux plus penser. Parce que je veux m'accrocher.

Elle hésite un long moment avant de me parler du projet qu'elle avait, il y a longtemps. Elle voulait faire des études de médecine pour devenir médecin légiste, passionnée qu'elle est par la science et la complexité du corps humain, et plus encore par le côté morbide. Elle l'avoue elle-même, envisager de couper et farfouiller dans un corps puant lui plait énormément...

Elle a hésité sur le peut-être, quand elle a dit qu'elle envisageait toujours ce projet. Elle n'en croit pas un mot, du moins, elle espère pouvoir y croire assez pour lui donner une raison de vivre.

- Essaie de dormir, Shannon, dit-elle à l'aube. Appelle si ça ne va pas, mais reste pas dans ton coin à regarder des trucs chelou. Bonne nuit.

Elle s'en va alors que je dors à moitié, couché en travers du lit sur lequel nous avons regardé un film qui m'a posé trop de questions existentielles pour l'apprécier. Je déteste remettre en question toute ma vie, ce en quoi je crois ou non, tout ce qui peut être vrai, faux, inventé, pensé, ou je ne sais quoi, par l'être humain.

Quand je me réveille, trois sms attendent ma lecture. J'ai les yeux qui brûlent et un poids qui m'écrase le torse.

Jai: Je m'inquiète pour toi 😞
Jai: Tu bois beaucoup.
Jai: Et je sais que c'est con à dire avec tout ça, mais tu n'as jamais l'air heureux.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant