Chapitre 91 [Shannon]:

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- Bain de minuit?

- Bain de trois heures de l'après-midi.

Elle secoue la tête, dépitée et amusée. Demain, il faudra rendre les clés au mec de l'agence immobilière, mais aujourd'hui, je veux profiter de la piscine une dernière fois. Demain, cette maison fera partie de mon passé. J'ai envie de garder une partie de mon frère près de moi, encore un petit peu.

La vision de Jai en maillot de bain me distrait un peu. J'ai la queue en feu. Je suis tellement excité que je pourrais jouir sans autre forme de procès. Ces bouts de tissu noir ne cachent rien à l'horreur, mais elle assume devant moi... parce que je sais.

L'air est un peu frais à cause du vent, mais l'eau est à vingt-huit degrés. Jai nage un long moment en apnée, je la regarde faire depuis le bord, de l'eau jusqu'aux épaules. Elle a besoin de s'évader. Je veux pouvoir lui en donner l'occasion.

De toute ma vie, je n'ai jamais rien vu d'aussi dur et exceptionnel que ces êtres qui s'infligent du mal pour se faire du bien. C'est étrange, mais pas stupide. Ce qui est stupide, c'est le jugement des autres. C'est ce que je faisais, avec la drogue. Je me bousillais pour m'évader ou oublier, survoler un peu la prison sale que m'imposait ma vie.

L'auto-destruction est une sorte de compétition... qui du corps ou de l'esprit lâchera en premier?

- Tu as de l'herbe dans les cheveux, dit-elle en apparaissant devant moi.

Elle rabat ses cheveux en arrière, se frotte les yeux et retire deux brins d'herbe de sur mon crâne en souriant doucement.

Je l'attire contre moi et pose mes lèvres sur son épaule, sur sa peau froide et mouillée, son odeur naturelle ayant été remplacée par celle du chlore. J'aime quand elle sent seulement son gel douche et la lessive.

- Qu'est-ce qu'il y a?

Elle fronce les sourcils et pose ses mains sur mes joues pour me regarder dans les yeux. Le chlore a rougi les siens, puisqu'elle les laisse ouverts sous l'eau, et des petites perles s'accrochent à ses cils.

Elle est perspicace, trop consciente de la douleur des autres. Je pense qu'une fois qu'on trempe dans la souffrance pure et dure, le voile du mensonge se lève. Les sourires ne cachent plus les larmes et les fissures. Inutile donc de lui mentir, de la rassurer, mais sa clairvoyance me fait flipper.

- Je suis fatigué...

Il y a deux sortes de fatigue. Elle sait de laquelle je veux parler, et ses traits s'affaissent. J'ai parfois l'impression de compter plus pour elle qu'elle ne veut bien le dire, mais mes doutes me retiennent.

Jai est comme un animal sauvage, si je l'approche dans le but de lui mettre un collier ou la capturer, elle va me croquer la main et se barrer. Je la laisse s'approcher de moi, mais c'est long. Et qu'en sera-t-il demain? Une histoire éphémère ou solide? Et si elle en venait à se lasser de moi? A me trouver trop vieux ou trop décalé de ce qu'elle souhaite?

- Parle-moi quand ça ne va pas. Je suis là, Shan. Tout le temps, murmure-t-elle.

L'âge n'est qu'un chiffre, dit-on... mais je vais avoir un demi-siècle d'ici deux ans, et Jai n'en a pas fait un quart. Plutôt exceptionnel vu le nombre de fois où elle a essayé de se foutre en l'air.

- J'arrive toujours pas à croire qu'il ait fait ça, chuchoté-je. Je m'attends encore à ce qu'il déboule chez moi avec un pantalon rose à fleurs et une banane à la main. Parfois, j'ai l'impression d'entendre sa voix... Je parle de lui au passé, je sais qu'il est... parti... mais c'est pas si facile dans ma tête. Il traine toujours autour de moi.

Je la serre fort contre moi. Un peu plus, et je pourrais la casser en deux, mais elle s'en fout. Ses jambes autour de ma taille, sa tête dans le creux de mon cou et ses bras autour de moi, elle écoute. Elle est là, et je crois que ça me suffit.

- Il te hante?

- Non, non. Je ne le vois pas... j'entends juste sa voix, ou son rire. Parfois... Mais c'est juste des souvenirs, ou mon esprit qui me joue des tours.

Elle soupire un gros coup. Ces soupirs qui lâchent plus de sentiments que les mots.

- J'appelle ça un écho fantôme, dit-elle. Il m'arrive d'entendre leur rire ou leur voix. Comme s'ils ne partaient pas vraiment tant que je suis là pour me rappeler d'eux. Il peut se passer du temps avant qu'ils ne reviennent... mais ils finissent toujours par le faire.

- Alors tu crois à tout ça? Aux esprits, aux fantômes et tout le reste?

- Je ne crois pas qu'on soit seuls. Je crois en beaucoup de choses... mais pas assez à celles qui peuvent me faire tenir.

J'aime discuter avec Jai, parce qu'elle est ouverte d'esprit et jamais réticente à apercevoir d'autres idées ou horizons, hormis en ce qui concerne sa vie.

- Je crois fermement que nous ne sommes pas seuls. Vu le nombre de galaxies, il y a forcément quelqu'un. Je crois que la vie ne s'arrête pas après la mort. Je crois aux autres dimensions... enfin, bref, tu vois le niveau de folie. T'en fais pas, t'es normal, socialement parlant.

Je ris un peu, elle a relâché un peu de ma tension. L'envie de prendre un verre ou une bouteille m'a quitté, et c'est tout ce qui compte. Ma mère et Jai sont fières de voir que j'ai arrêté de me réfugier là-dedans. Je peux tenir sans alcool.

J'envie ceux qui ne savent pas combien la lutte pour la vie peut être cruelle dans le règne des humains.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant