La frustration se frayait un chemin toujours plus profondément en Zeus, mêlée à une animosité désormais devenue haine éternelle pour ce gamin ! Mais c'était surtout la honte qui l'accablait maintenant, si hideuse et amère, devant ses sujets, ses enfants, ses frères et sœurs, sa femme, tous témoins de son cuisant échec. Le goût cuivré de l'ichor dans sa bouche le harcelait. Il y avait si longtemps qu'il ne l'avait senti...
Les choses n'en resteraient certainement pas là ! D'un prologue où ce moutard l'énervait déjà, les prochaines péripéties qui composeraient le nouveau combat de Zeus envers son ultime ennemi verraient le bannissement éternel de ce dernier en plein cœur du plus profond territoire tortueux. Il avait tant hâte ! Mais il ne pouvait, pour le moment, laisser éclater toute sa puissance, où ce lieu ne serait certainement plus qu'un amas de ruines fumantes. La montagne elle-même se désintégrerait sûrement d'un seul et même éclair surpuissant !
Attendre. C'était donc son unique alternative. À la fin, l'immortel serait condamné, ou mort. Deux choix qui le complaisaient grandement, deux choix qui l'esclaffaient par avance. Il en exultait tant ! Et si ce n'était le cas, si les dieux refusaient de l'éliminer, alors moult condamnations le tourmenteraient pour l'éternité. Zeus ignorait quelle serait la nature exacte de ces imprécations, mais elle serait exemplaire, la plus terrible de toute, pour qu'enfin cessent les rébellions !
Et pourtant, derrière cette pensée satisfaisante, Zeus ne comprenait guère comment ce misérable énergumène amnésique, n'ayant plus aucune notion de ses pouvoirs ou même de ses origines, avait ainsi pu le battre. Mais peu importe, car ce Daímôn avait désormais autant de valeur que feu son père Cronos : un adversaire à son règne. Ce ne serait certainement pas ce gamin qui remettrait en cause sa supériorité royale, fût-il fils de Chaos.
Ah... Mais Zeus refusait de se l'avouer : il avait peur. Peur que cette entité réussisse là où tant d'autres avaient échoué naguère. L'idée d'être détrôné, ou pire tué, le faisait trembler de terreur. Zeus ne souffrait les ravages du temps sur son corps, mais les blessures dues à la puissance d'un confrère immortel pouvaient l'affaiblir, et même l'éliminer. Daímôn, s'il recouvrait la pleine puissance qui le régissait, pouvait être l'un d'entre eux.
De la voix qui s'était échappée de Daímôn, appuyée des propos des Moires, Zeus avait finalement entendu ce qu'il avait toujours craint durant son règne. Si cet enfant de Chaos, représentant des êtres les plus puissants de toute la Création, réalisait toute l'étendue de ses pouvoirs et accomplissait la Grande Prophétie aussi légendaire que le Chaos lui-même, alors le monde que ce dernier avait mis des siècles à façonner serait frappé d'une guerre sans précédent entre les dieux olympiens et leurs parents. Car si Daímôn prenait le pouvoir, qui empêcherait les ennemis vaincus de prendre une partie de ce gâteau que représentait le monde ? Daímôn lui-même, le nouveau souverain ?
Zeus craignait la destruction du monde, mais plus encore de sa gouvernance. Il ne pouvait permettre une telle chose. Sa souveraineté ne pouvait être aussi simplement balayée par ce fils de Chaos, pas après tant de millénaires d'existence. C'était impossible !
Les Primordiaux... Les fils et les filles de Chaos. Zeus les avait punis pour la plupart. Sa propre grand-mère était l'une d'entre elles, et avait par deux fois tenté de renverser Zeus en lançant contre lui ses propres progénitures immondes. Où était-elle aujourd'hui ? Elle avait disparu, et ne s'était jamais plus montrée depuis. Reviendrait-elle, maintenant que son frère Daímôn, l'Oublié, avait de nouveau posé le pied sur le mont Olympe ? Qu'en serait-il des quatre autres ? L'un d'entre eux vivait parmi les dieux et n'avait jamais manifesté quelconque révolte ; un autre avait été banni par Zeus dans les tréfonds du monde, entravé dans les ténèbres éternelles, non loin de sa sœur, maîtresse de la nuit. Quant au dernier frère, il conservait en son sein tous les ennemis des dieux. La plus grande crainte de Zeus venait de ce dernier : et s'il choisissait de les libérer tous pour renverser les Olympiens ? Ne pouvait en résulter que la fin de tout !
S'arrachant à ses pensées les plus profondes, Zeus se focalisa sur l'instant présent, et crucial ! Rien n'était encore perdu, car rien n'avait encore été décidé. La raison de cette séance exceptionnelle du Conseil n'avait toujours pas été discutée.
Aphrodite, la seule Olympienne qui ne soit pas une sœur ou une fille de Zeus parmi les membres du Conseil, devisait avec Daímôn. En effet, la déesse de l'Amour était la fille d'Ouranos, le grand-père de Zeus, née du parricide de Cronos. C'était l'une des déesses les plus importantes parmi les autres, et de par sa parenté plus que directe avec Ouranos, elle avait légitimement acquis le statut d'Olympienne, en l'honneur du premier roi des Cieux. Zeus se souvenait de la toute première fois qu'elle s'était présentée à lui-même, ses frères et ses sœurs. Un grand moment !
— Carino, tu dois rencontrer mon fils, ton frère, continua Aphrodite, afin que débute ta quête.
— Mon frère ? répéta encore Daímôn, comme essayant de se convaincre qu'il avait bel et bien un frère.
— Oui, le fils de...
— Là n'est pas la question ! tonna Zeus, coupant ainsi la chique à Aphrodite.
Les dieux et Daímôn tournèrent de concert la tête vers le roi des dieux et virent bien la furie qui le dévorait. Le vent claquait tout autour de lui, des éclairs violents zébraient dans ses cheveux et sa longue barbe, tels des nuages annonciateurs de tempête. L'atmosphère même de la salle du Conseil semblait obéir à sa fureur, à un point tel que Daímôn sentit la quantité d'air se raréfier tout autour de lui. Il vacilla une brève seconde lorsque le phénomène cessa.
— Le temps est à décider du sort de cette immondice !
— Père, je..., commença une Athéna bredouillante qui fut brusquement interrompue par Zeus d'un simple revers de main.
— S'il est avéré que ce gamin est bel et bien un fils du Créateur, nous devons alors adopter des mesures extrêmement délicates. Dois-je vous rappeler que ce fut la Mère de la Terre, Gaïa, fille aînée de Chaos, qui créa la majorité de nos ennemis, le miasme peuplant notre monde, que nous dûmes, un par un, combattre et éliminer pour que perdure et prospère le règne de la troisième génération ouranienne ? Ce fut elle qui monta les Géants contre nous, que nous fûmes contraints d'affronter et de condamner au plus profond du Tartare, un second enfant du Chaos ! Et c'est encore elle qui féconda la plus puissante abomination qui manqua renverser de peu notre dynastie ! Daímôn est, à l'instar de ses frères et sœurs, un être dangereux, qui provoquera un conflit plus terrible que les deux Grandes Guerres que nous avons subies !
— Gaïa, Tartare et Érèbe sont certes dangereux, mais les deux autres enfants de Chaos, Éros et Nyx, jamais ne fomentèrent quoi que ce soit contre nous, interrompit Artémis. Ces deux derniers accomplissent leur rôle, en adéquation avec les autres divinités. Pourquoi doit-on obligatoirement considérer que Daímôn est, à l'instar de Gaïa ou Érèbe, un ennemi des Olympiens ? Il se défendit de vous, Père, car vous l'attaquâtes. Éros ou Nyx auraient agi de même. Je suis prête à affirmer que de son temps, l'Oublié ne faisait qu'épauler les dieux. Mais pour une raison que j'ignore, mes souvenirs de son ère sont brouillés, occultés dans un brouillard. Pas même son véritable nom ne me revient. Qu'en est-il de vous autres, mes dieux ?
Aucune des divinités ne trouva quoi répondre, car pas une seule ne parvenait à se remémorer quoi que ce soit. Daímôn, lui, comprenait de moins en moins. Et quel était ce « véritable nom » ?!
— La seule chose dont je suis certaine, poursuivit Artémis, c'est que son pouvoir est grand, plus que titanesque, et ne cesse de s'accroître au fil des minutes. Tel que l'a affirmé la voix s'étant échappée de lui, il recouvrira ses pouvoirs d'antan, et l'équilibre du monde sera rétabli. Ainsi deviendra-t-il un puissant allié, si tant est qu'il ne nous considère guère comme des ennemis lorsque la Grande Prophétie sera accomplie. Celle-ci fut connue il y a des millénaires, une quête dont nous eûmes toujours crainte, mais dont nous ignorâmes les acteurs – jusqu'à maintenant !
» Deux choix s'offrent alors nous, Olympiens : condamner le fils de Chaos, et ainsi empêcher ses pouvoirs de s'accroître, poursuivre notre histoire dans l'Âge de Fer ; ou le considérer comme l'un des nôtres, être conscients des risques que nous prenons, le laisser accomplir la Grande Prophétie, qu'un nouvel Âge succède à celui-ci. Mais sera-t-il d'or, de diamant, de métal ? Ou noir, l'épilogue ultime des dieux et des hommes, de la vie et de la Création ? Le retour au Chaos primordial ? Seul l'avenir nous le dira.
» Ainsi le débat est lancé !
(suite du chapitre 4 en suivant...)
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Kháos, tome I : Le Parjure de l'Olympe [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]
Fantasy« La vie d'un mortel est difficile ? Celle d'un dieu l'est infiniment plus ! » Lorsque les Bienheureux emportent la jeune sœur de Daímôn, son existence s'en retrouve chamboulée à jamais. Mais telle est la voie que le destin a choisie afin de l...