Δ - Μάκες (partie 1)

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« Combien ardu est de décrire précisément les émotions qui jaillissent lorsque de nos yeux nous avisons ainsi une créature disparue depuis des millénaires, et qui à nos mémoires de dieux échappe sans que la raison n'en soit saisie. Fascination, stupéfaction, émerveillement, subjugation ? Ou bien peur, terreur, frayeur, inquiétude ? Le Dragon Primordial semble capable de nous inspirer autant cordialité qu'antipathie à son égard. Ami ou allié, une telle créature légendaire n'est aussi simple à définir. Le sentiment qui semble néanmoins prédominé reste sans nul doute la fascination. Jamais n'avais-je naguère vu une telle merveille que cette bête titanesque aux écailles d'un bleu plus pur que les mers de mon oncle Poséidon. Brillantes, scintillantes, cristallines, sa couleur unique évoque irrémédiablement les iris et l'ichor de Daímôn.

Après la fascination, l'inquiétude de côtoyer de si près un monstre, puis le soulagement de constater qu'il sait se faire aussi doux qu'un agneau. Mais je ne suis guère dupe : cette bête peut tout aussi bien devenir l'animal assoiffé de sang ! La tension se fit palpable alors que le Dragon enserrait son esprit autour de celui d'Aphrodite et du mien. Pourtant, on ne peut qu'admirer cette fidélité exemplaire, celle d'une créature dévouée à son maître, prête à tout pour le protéger, autant de ses alliés que de ses ennemis.

L'interrogation se posa : nos ancêtres les Titans connaissaient-ils bien mieux que nous autres, Bienheureux, les Dragons Primordiaux ? Peuvent-ils nous en apprendre plus, ou bien sont-ils également atteints de ce mal de l'oubli ? La preuve semble en être Hécate, fille de Titans ; mais elle ne fait point partie de la toute première génération née des entrailles de la déesse de la Terre Cosmogonique, Gaïa.

Ainsi découvrir un tel dragon me fait irrémédiablement penser à ceux que nous connûmes, dont le plus célèbre reste Ladon, le gardien des pommes d'or. Sa soudaine disparition est encore empreinte de bien des mystères. D'aucuns prétendent que ce fut Héraclès, fils de Zeus, qui le tua lors de sa venue au jardin des Hespérides ; mais il n'en est rien, car ce ne fut qu'Atlas qui lui rapporta les fruits précieux. Alors, quelle cause foudroya Ladon et le mena au repos éternel ? La disparition de Daímôn ? Il me semblait pourtant qu'il ne faisait guère partie de la caste des Dragons Primordiaux.

Cela nous mènerait donc à supposer que Daímôn fut le régisseur de tous les dragons...


Díkê ! Que voici une bien belle arme ! Plus effilée que l'épée de Thémis qui tranche le vote, plus puissante que l'espadon d'Arès dévoreur de sang ! Habitée d'un pouvoir inconnu des dieux. C'est cette pierre magnifique lustrant le pommeau, ainsi nommée Omphalόs, le « nombril », où seul Daímôn peut poser la paume... Les yeux d'Héphaïstos ne manquent guère de briller d'émerveillement à ainsi la contempler, fruit du génie de Kháos. Un travail d'orfèvre, dont quelconque fac-similé, aussi bien ceux des plus grands forgerons que furent les Cyclopes ouraniens que ceux de notre brave époux d'Aphrodite, ne prêteraient à confusion. Nombre d'armes sont trésors, attributs des dieux – le Foudre de Zeus, le Trident de Poséidon, le Thyrse ) de Dionysos, mon bouclier –, nul n'est à même d'égaler Díkê.

Ainsi munis de ses propres attributs – Phúlax et Díkê –, Daímôn se manifeste plus puissant et dangereux encore, capable de pourfendre ses ennemis malgré la maîtrise de ses pouvoirs qui lui fait encore défaut.


Trois jours d'entraînement se sont aujourd'hui écoulés. Par ses exploits, je puis affirmer que nous partirons en cette fin de quatrième journée. D'heure en heure, chaque jour, Hécate matérialise des spectres à l'aide de sa magie. Les combats s'ensuivent alors. Sa méthode est relativement rustre, difficile, voire létale, exhortant dès lors mon désaccord ; la déesse de la Magie rétorque aussitôt que si elle ne savait Daímôn capable de le supporter, elle ne le ferait pas. Je ne puis alors que lui offrir ma confiance, car sans son aide, jamais nous n'aurions pu parvenir jusqu'ici.

Phúlax, à l'instar de son jumeau, est très en forme. Ses muscles se sont raffermis depuis son émergence, sont plus forts ; ses ailes, d'autant plus majestueuses, réussissent désormais à fendre la roche des montagnes. Le feu qu'il souffle devint une épreuve pour Héphaïstos : ployant le genou, mon frère rugit d'effort à emmagasiner toute l'énergie calorifique exprimée par le torrent guttural.

Apparaît également cette symbiose gémellaire entre Daímôn et Phúlax. Tandis que l'un nourrit, l'autre protège. Leur volonté commune brise toute résistance. Il ne me fait aucun doute que leurs ennemis devraient les craindre. Fort heureusement, la présence du Dragon ne s'est guère encore ébruitée ; Daímôn reste caché aux yeux des dieux grâce à la magie d'Hécate. En vérité, seuls Aphrodite et Héphaïstos connaissent l'existence du Dragon parmi les Olympiens.

Tous deux durent retourner à moultes reprises sur le mont Olympe afin de ne pas éveiller les soupçons. Il est certain que Zeus envoya des espions à sa solde pour les pister et nous retrouver. La prudence est de mise. Père est toujours convaincu qu'il faut à tout prix éliminer le fils de Kháos, pour que la paix embaume à nouveau son royaume céleste et terrestre. Idiotie supplémentaire, devenue monnaie courante chez les immortels...

D'autres Olympiens, quant à eux, révisent leurs jugements, notamment Artémis et Hestia, d'après Aphrodite. La Raison rattrape enfin ceux qui lui tournèrent éhontément le dos ! Il arriva, par moments, qu'elles affabulassent quelque alibi, certains grotesques qui pourtant portent leurs fruits, quant aux longues absences d'Hécate. Voilà bien longtemps que les dieux ne s'étaient guère autant préoccupés de la déesse de la Magie !

Demeurent au plus profond de moi le souhait et l'espoir que bien des immortels supplémentaires réviseront leur jugement transporté par la crainte première quant à Daímôn. Oserais-je épouser l'égal espoir que Zeus en fasse de même ? Impossible ! Le Père du Ciel est l'instigateur du méfait : Cupidon reste enfermé chez le dieu Borée, fieffé fidèle du roi des Olympiens. Bien des fois je me tentai, à l'instar d'Hécate, d'entrer en contact avec Cupidon ; mais mes tentatives restèrent toutes vaines. Une sorte de protection, pareille à un bouclier de glace, repousse toute intrusion. Maudit soit le dieu du Froid !

Prépare-toi : notre venue est toute proche !


Une ombre se profile lentement, assurée de la cécité des dieux...

Lorsque nous parvînmes, Aphrodite et moi, à la forge souterraine d'Héphaïstos, nous fûmes tout de suite frappées par cette présence belliqueuse. Par sa force et son essence, nous notâmes son ancienneté. Mon inquiétude n'en est que plus grande...

Héphaïstos, Hécate, Aphrodite et moi-même, loin des oreilles indiscrètes de Pandore et Daímôn, en devisâmes longuement. Notre crainte commune n'en fut que plus accrue. Ce n'est guère la première fois que nous la ressentons, mais l'ultime mémorandum écrit de ma propre main remonte à bien des millénaires, au temps de la guerre nous ayant opposés aux Géants, fils de Gaïa, enhardis du soutien de cette entité qui se dissipa peu à peu. Se réveille-t-elle ? Là demeure encore la question, aux mauvais augures.

Les événements nous contraignent à ne point nous en préoccuper convenablement. La libération d'Éros est la priorité ! Et je serai là pour venir en aide à Daímôn, non seulement car mon instinct m'appelle à le protéger, mais surtout à le surveiller.

Si le danger le guette, alors mon bouclier se déploiera devant lui.

Si le danger provient de lui, alors ce sera mon épée qui frappera Díkê !


Puissent les Destins se manifester cléments envers lui et libérer Éros.

Daímôn, sois toujours bon et respecte ton devoir envers Kháos. »


Athéna se relut, posant la plume prélevée de sa chouette chevêche avec laquelle elle écrivait. Elle soupira longuement. Assise sur la plage bordant la mer Tyrrhénienne, elle but une longue rasade de nectar, jouant de ses pieds avec le sable chaud. Le soleil s'était levé depuis quelques heures, et Athéna avait observé son aïeul Hélios escalader lentement les cieux. Il était temps pour elle de rejoindre Daímôn à la frontière italienne.

Elle vérifia qu'elle se trouvait toujours seule sur la plage et se dématérialisa aussitôt dans une nuée de sable.


(suite du chapitre 10 en suivant...)

Kháos, tome I : Le Parjure de l'Olympe [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant