Les archers hurlaient alors que le feu les dévorait, comme s'ils n'étaient que de simples insectes nuisibles. Le ciel se couvrit de nuages terrifiants. Les éclairs ne tardèrent pas à fuser. La pluie s'abattit avec fracas, et la mer se déchaîna sur le port.
Les immenses vagues ne firent qu'une bouchée de celui-ci. Tel un effroyable tsunami, le puissant rouleau aqueux fracassa les tours de garde et le fanal s'écroula dans la mer. Les pauvres marins sur les imposants quais en bois ne purent échapper aux vagues scélérates. La noyade rapide était leur seul lot de consolation. Certains avaient tenté de braver les vagues avec leurs puissants navires de guerre et de marchandises, mais elles n'en avaient aussi fait qu'une bouchée. Telle une immense gueule aquatique, les vaisseaux avaient été engloutis dans les profondeurs de la mer Égée. Elles ne tardèrent pas à frapper les murailles de la forteresse.
Le temps lui-même semblait se déverser contre la citadelle. Les mortels avaient cru à une colère du dieu du Ciel, roi de l'Olympe et des hommes. Mais les Dragons étaient à l'œuvre, étaient les seuls responsables. La foudre tomba du ciel et frappa le village, provoquant des incendies terrifiants, détruisant des bâtiments à la gloire du souverain et des dieux. Les vents se firent féroces et fortifièrent le feu, le faisant se déverser sur toutes les parcelles inflammables du village. Les cris d'agonie des mortels décuplèrent de force et tout tourna au chaos.
Émergeant des nuages noirs, les Dragons descendirent vers la cité. Les boules de feu et autres énergies maléfiques ne tardèrent pas à frapper les pauvres mortels sans défense. Ils n'avaient aucune protection contre les attaques venant du ciel, et les archers et arbalétriers tentaient en vain de toucher les reptiles avec leurs flèches et leurs carreaux. Goûtant à leur ire implacable, ceux-ci moururent dans des souffrances abominables ; leurs cris se répercutèrent en écho.
Daímôn et les autres observaient le massacre, ne pouvant rien faire d'autre que ressentir la souffrance des mortels et la fureur des Dragons.
« Ils n'ont strictement aucune chance », commenta Daímôn avec tristesse. Puis, son ton se mua en prosternation : « Où sont les dieux ? Pourquoi n'agissent-ils pas pour protéger leurs fidèles ?! »
« Les dieux ne peuvent rien faire contre les Dragons à cette échelle, dit Pûr. Regarde. Il y en a bien trop. Jamais ils n'auraient pu rivaliser. »
« Ce n'est pas une raison pour les laisser mourir ainsi ! »
« Et où étais-tu, toi ? éructa le courroux d'Athéna. Il est bien beau de rejeter la faute sur les dieux, de les blâmer, mais toi, le dieu des Dragons, où étais-tu ? »
Le fils de Kháos resta abasourdi par le ton féroce de la déesse. Jamais elle ne l'avait ainsi sermonné !
« Regarde par toi-même ! continua la déesse folle de rage. Vois-tu tous ces Dragons, tous tes dragons ? Les dieux n'auraient eu aucune chance contre eux sans toi. Et tu n'es pas là ! »
Daímôn observa les bêtes. D'autres apparaissaient sans cesse, et très vite, le ciel fut entièrement rempli de reptiles volants. Les boules de feu, d'éclair, d'eau, de vent, de noirceur, volaient dans tous les sens et frappaient le village sans pitié. Le palais explosa alors sur une face et les débris écrasèrent les fuyards alentours. Ce fut la panique générale.
Outre l'impuissance de pouvoir empêcher un tel carnage, Daímôn était aussi en colère : il n'arrivait à se souvenir d'aucun des Dragons présents. Comment pouvait-il les avoir tous oubliés ?
Soudain, il en reconnut un, et ce fut avec un profond chagrin qu'il le vit déchaîner des torrents magmatiques sur le village. Les flammes dorées de son corps étaient nettement plus intenses que lors de son combat contre Daímôn. Le Pûr du passé était incroyablement puissant, déchargeait des flammes mortelles terrifiantes. Il poussa alors un rugissement assourdissant et les montagnes se mirent à vomir des giclées de lave en fusion. Le paysage se transforma en véritable cauchemar, bien pire que la plage lusitanienne pourtant effroyablement défigurée.
« Il n'y a pas à dire, tu es puissant..., commenta Daímôn avec amertume. Tu ne leur laisses aucune chance de survivre. »
« Je n'étais plus moi-même, tenta de se justifier le Dragon coupable. Nous étions tous fous à lier. Une force ténébreuse avait pris possession de nous et nous assujettissait à anéantir les humains et leurs protecteurs divins, sans que nous ne puissions lui résister. »
« Deux phases ont donc eu lieu dans cette guerre ? »
« Oui. »
« L'histoire que Phúlax nous a narrée ne faisait pas cas de cette première phase. »
« Sans nul doute par l'altération de mes souvenirs, se justifia à son tour l'intéressé. Ma chronologie quant à cette guerre est embrouillée... »
« Eh bien, pour t'éclaircir distinctement sur ce point, continua Pûr, la première phase fut l'anéantissement de suffisamment de mortels et la domination de leurs dieux. La seconde fut les combats entre les Dragons : nous nous entretuions avec férocité. Nous tentions même de te tuer toi, notre dieu et souverain, tout en détruisant les reliquats de vie humaine entre deux batailles, ou tout en nous combattant. Ce fut un véritable chaos, où chaque heure vit couler des flots de sang, aussi bien celui d'humains, que de dieux ou de Dragons. »
Daímôn sentit la culpabilité de Pûr. Mais ce n'était guère sa faute – et globalement des Dragons –, seulement celle... d'autre chose. Quelque chose de puissant et de maléfique, qui désirait plus que tout sa mort. Pis, elle avait en quelque sorte réussi. Et s'il s'avérait qu'elle était bel et bien l'ectoplasme rencontré dans l'esprit de Pûr, alors elle n'aurait de cesse de le tuer tant qu'elle ne verrait pas son cadavre ensanglanté – ou pire ! – sous ses yeux.
On entendit alors le cri d'un homme, pendu par la jambe dans la gueule du Dragon rouge, totalement à sa merci, incapable de quoi que ce fût, désarmé et seul. Le Pûr du passé le jeta dans les airs et le happa dans son immense gueule, laissant son sang de mortel dégouliner entre ses crocs et sur le monde, telle une pluie horrifique.
Le roi n'était plus.
« Prions qu'il n'ait guère trop souffert, au moins », commenta, inaudible, Daímôn.
Athéna et Cupidon se muraient dans un silence morbide : ils étaient littéralement pétrifiés devant le cauchemar se déroulant sous leurs yeux. Les dieux n'avaient pas agi, avaient laissé les mortels mourir. C'était impardonnable, mais aussi frustrant, car sans Daímôn, ils ne pouvaient rien faire.
La cité périt alors avec une rapidité terrifiante. Les Dragons s'élevèrent dans les airs et poussèrent tour à tour des rugissements féroces, mettant en garde les dieux et les humains contre leur puissance ancestrale et supérieure.
« Le premier massacre d'une longue série... », dit Pûr avec regret. Il garda un profond silence lourd de sens, puis souffla : « Je dois vous montrer d'autres choses. »
« "D'autres choses" ? » répéta son maître.
« Oui. Les dieux et toi, Drákôn. Et ce fameux jour où j'ai failli... »
Sa voix mourut dans un chagrin abominable.
Le monde se recouvra soudain d'une noirceur absolue, et tous se perdirent dans la totalité d'un vide.
« Que se passe-t-il ? » questionna Athéna inquiète.
« Je modélise un nouveau souvenir, répondit Pûr. Cela me prendra un peu de temps, mais ne vous inquiétez pas. »
(suite du chapitre 15 en suivant...)
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Kháos, tome I : Le Parjure de l'Olympe [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]
Fantasy« La vie d'un mortel est difficile ? Celle d'un dieu l'est infiniment plus ! » Lorsque les Bienheureux emportent la jeune sœur de Daímôn, son existence s'en retrouve chamboulée à jamais. Mais telle est la voie que le destin a choisie afin de l...