Les sœurs empuses rampèrent avec difficultés jusqu'à leur créatrice. La dénommée Cloé arborait un visage affreusement calciné, dû au coup que Daímôn lui avait porté, tandis que l'autre n'était plus que vêtue de lambeaux de tissu cramés. Leurs blessures n'étaient que superficielles, mais suffisamment importantes pour leur prodiguer une migraine carabinée les quelques jours prochains. Après un ultime effort, elles se relevèrent aux côtés de leur mère – liliale comme la lune, trop belle pour avoir mis au monde pareils monstres, songea Daímôn – et reprirent peu à peu, avec un rictus de douleur sur le visage, leur apparence de korè à la beauté envoûtante. Cloé gardait néanmoins un gros hématome sur la joue où le poing enflammé de Daímôn avait frappé.
Hécate observait les jeunes filles avec mépris, mécontente de la leçon cuisante que leur avait enseigné ce gamin qui semblait bien inoffensif. Dire qu'elle les avait pourvues d'ailes, contrairement aux empuses précédentes !
La déesse de la Magie observait Daímôn sous toutes les coutures, cherchant à déceler sa puissance divine. Cupidon s'avança avant que la situation ne dégénérât, connaissant fort bien le tempérament intraitable de la Magicienne. Un seul de ses éclairs, ceci dit moins puissants que ceux de Zeus, suffisait à gravement blesser. Hécate, le voyant voleter allègrement jusqu'à elle, sembla se calmer et se para de son plus beau sourire. Dans une gerbe d'étincelles, le grimoire dans sa main disparut.
— Cupidon, mon ami, s'exclama-t-elle étrangement guillerette. Comment vas-tu ?
— Merveilleuse bien, et toi, Magicienne ? répondit poliment le dieu qui avait de nouveau adopté sa forme enfantine.
— Fort bien. Je viens tout juste de rentrer sur la montagne. Cette excursion à Uruk puis Babylone a été plus longue que prévue. Mais dis-moi, j'ai entendu les histoires d'un gamin surpuissant qui aurait infligé une sacrée correction à Zeus, et ce, devant tous les Olympiens ?
— Sa réputation le précède ! Et justement, je t'amène ce « gamin » dont les exploits passionnent toutes les bouches. Il s'appelle Daímôn, et son potentiel est incroyable !
Ce dernier s'avança prudemment, zieutant Hécate droit dans les yeux qui ne cachait pas sa surprise. Les deux empuses montrèrent les crocs et se mirent à grogner.
— Mais, par tous les dieux, d'où vient cette odeur ? s'enquit soudain Hécate en humant l'air.
Ses yeux se posèrent de nouveau sur Daímôn. Elle se mit à le renifler de loin, cherchant la source de l'odeur divine. Les empuses avaient fait de même...
— Sens-je si mauvais que cela ? dit-il mal à l'aise.
— Bien au contraire, mon cher enfant ! rit Hécate. L'odeur de ton ichor est plus que divine. Elle est si...
— Délicieuse ! renchérirent les créatures en piaffant, globes oculaires injectés de sang.
— Il suffit, les filles !
Les empuses se raidirent. Hécate était bien l'unique personne qu'elles craignaient autant qu'elles aimaient en ce monde.
— Et ton essence est si... étrange, continua Hécate en le fixant toujours aussi intensément. D'où viens-tu ?
— C'est mon frère, commenta Cupidon.
— Un fils d'Aphrodite ? Voilà qui est d'autant plus surprenant. La fragrance qui émane de lui est incomparable à celle qui pullule des multiples autres moutards d'Aphrodite. Un fils d'Arès, peut-être ? ou d'Hermès ?
— Non, le frère d'Éros le Primordial. C'est le fils de Chaos.
Les yeux d'Hécate s'étrécirent plus encore.
— Tu veux dire celui qu'Athéna cherchait depuis des siècles et des siècles ? L'Oublié ?
— Celui-là même. Je te présente le sixième enfant de Chaos, également connu sous le nom du Disparu ou du Déchu.
Hécate eut un soudain mouvement de recul envers Daímôn.
— Le Disparu ? répéta-t-elle. C'est impossible. Il ne peut être si...
— Il n'y a aucun doute, la coupa Cupidon. C'est bel et bien lui. L'Entité nous l'a dévoilé lors du Conseil, laissant pour le moins les dieux interdits.
Éros s'esclaffa.
— Comment peux-tu savoir ce qui s'est passé alors que tu n'étais même pas là ? s'enquit Daímôn, piqué de curiosité.
Cupidon marqua un temps de pause, définissant la façon la plus claire et simple d'expliquer ce phénomène à son jeune frère.
— Chaque entité divine est reliée aux autres membres de sa parenté la plus proche en tout temps, fit-il. Ce lien sensoriel est encore plus puissant lorsqu'il est partagé par deux personnes d'un même sang « pur ». Tous les enfants de Chaos sont ainsi unis par un lien indestructible, surpuissant. Avec un tel lien, l'on ressent le malheur et la souffrance de l'autre, à l'instar de ses moments de joie et de bonheur. Il en est de même pour les enfants de Zeus et d'Héra. Héphaïstos, Arès, Hébé et Ilithye possèdent un lien sensoriel extrêmement puissant – même s'ils ne s'entendent pas. Il en va de même pour les six enfants de Cronos et de Rhéa. Et plus le lien est ancien, plus il est solide et sensible.
» Du fait de ta... disparition, dirons-nous, le lien s'est comme détaché entre toi et nous autres les Primordiaux. Il doit se refixer. Pour le moment, tu ne peux nous ressentir, mais bientôt, les sensations apparaîtront. De plus, étant donné que je suis le dieu des Sentiments, les sensations sont amplifiées pour moi, raison pour laquelle j'ai tout ressenti lors du Conseil, dont la présence de l'Entité en ton sein, en dépit de ta toute récente réapparition parmi nous.
Hécate ne pipait mot, encore sous le choc. Elle percevait une certaine vibration dérangeante émanant de Daímôn, bien plus maintenant qu'il se trouvait tout près d'elle. Elle l'en aurait presque chassé...
— Mais comment est-ce possible ? s'interrogea-t-elle finalement en hoquetant. Pourquoi n'apparaît-il que maintenant ? Pourquoi n'ai-je aucun souvenir de lui ? C'est si...
— Personne ne le sait, et nous nous retrouvons tous dans le même cas de figure, lui apprit Cupidon. Lui-même ne se souvient de rien. Aucune entité divine sur cette montagne ne se rappelle de ce qu'il était. Je crois bien qu'un seul être pourrait nous en apprendre plus, mais il ne s'est jamais manifesté directement, et ce, depuis que le monde a émergé de ses entrailles les plus profondes.
» Tout ce que nous te demandons, Hécate, c'est d'étudier ses pouvoirs. Ils sont extrêmement puissants. Mais ils sont pour le moment endormis, et ne se réveillent que lorsqu'il se sent en danger. C'est là le meilleur moyen pour qu'il en perde le contrôle, et il se pourrait fort bien qu'il tue ainsi sans le vouloir – comme il manqua le faire lors du Conseil. Imagine que ce soit un dieu qui perde la vie à cause d'une petite erreur... Nous le payerions cher jusqu'à la fin des temps.
Hécate ne dut méditer longuement. Elle dénotait le pouvoir du Primordial, omnipotent et incontrôlable, singulier par son ancienneté – une force qui l'attirait tel un aimant. Ce dont elle était convaincue, c'est qu'une fois qu'il aurait recouvré ses pleines compétences, alors il serait invulnérable !
— Entrez sans tarder, conclut-elle.
Hécate toucha le portail noir de sa demeure. Un simple effleurement de son doigt pâle comme la lune suffit pour qu'il disparût comme un mirage.
En passant entre les deux empuses revenues guetter l'entrée du foyer de leur mère sur les piédestaux, Daímôn les entendit grogner tels deux chiens enragés prêts à mordre. Il préféra ne plus y prêter attention et suivit Hécate et Cupidon qui volait à ses côtés à l'intérieur.
(suite du chapitre 5 en suivant...)
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Kháos, tome I : Le Parjure de l'Olympe [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]
Fantasy« La vie d'un mortel est difficile ? Celle d'un dieu l'est infiniment plus ! » Lorsque les Bienheureux emportent la jeune sœur de Daímôn, son existence s'en retrouve chamboulée à jamais. Mais telle est la voie que le destin a choisie afin de l...