— Vous m'avez impressionnée, fit Pandore.
— Si on pouvait ne plus parler de ce... cette chose. Comment une telle création, bien que née du génie d'Héphaïstos, peut-elle ainsi fonctionner ?
— Ce modèle est moins performant que celui que mon père avait mis au service du roi Minos des millénaires auparavant, pourtant. Sa technologie, avec les siècles, a bien plus évolué encore. Le Talos originel n'était pas, comme le petit, capable de simplement se recroqueviller sur lui-même et tenir dans une boule pas plus grosse qu'une tête, mais il était nettement plus puissant et bien plus grand. Ce sont des procédés et des prouesses encore inaccessibles pour les mortels. Oh, ils parviennent déjà à façonner des androïdes avec leurs connaissances héritées du génie de mon père, certaines transmises par Hermès qui les gratifia de bien des sciences, mais les leurs ne sont pour le moment que peu fonctionnels.
— Tous ces millénaires d'absence... Arriverais-je un jour à rattraper tout ce retard, à apprendre l'Histoire qui y est associée, à comprendre les nouvelles conditions de vie des mortels, à saisir les sciences diverses ? À toucher la création des diverses générations d'hommes qui se sont succédées ? Mais surtout à remédier au problème de leur incroyance en les dieux antiques ? Quelle en fut la raison, d'ailleurs ?
Pandore n'avait évidemment pas la réponse. Les pensées des mortels, tout comme leurs mœurs, avaient évolué en dépit de la volonté des dieux. Les Destins en avaient décidé ainsi, et ni les divinités ni les mortels ne pouvaient s'en détourner. Que ce fussent Zeus, les Moires, quelque autre déité, pas même Kháos, nul n'avait pu arrêter cet élan, cette évolution chez les mortels. Quelque part, cela importait peu, car que les rites et les sacrifices eussent bel et bien disparu, au moins les déités y étant liées poursuivaient leur éternelle tâche : régir le monde et ses composantes.
— Ton père a-t-il d'autres étrangetés auxquelles il souhaite me confronter ? s'enquit Daímôn après un long silence bercé par le souffle du vent croissant.
— Non, je ne crois pas. Mini-Talos était sa dernière épreuve, les spectres celle d'Hécate. Maintenant, il ne doit plus manquer qu'Athéna qui a également prévu quelque chose. J'ai entendu quelques bribes de conversation entre elle et mon père. Quant à ce que c'est, je l'ignore totalement.
— S'ils pouvaient au moins me laisser respirer cinq minutes !
Pandore rit et observa le Dragon qui dormait à poings fermés, ses naseaux soufflant des fumées tantôt noires, tantôt bleutées, sa respiration accentuée par ses ronflements rauques et bruyants.
— Il semble si calme ainsi assoupi, commenta Pandore. On pourrait presque croire qu'il est aussi doux qu'un agneau.
— Tu l'aurais vu à l'époque ! Puissant, fort, gigantesque, gracieux, magnifique. C'était la plus belle créature que les mortels et les dieux pouvaient admirer. Et il n'est aujourd'hui plus que l'ombre de son antique forme... Mais bientôt, il sera d'autant plus majestueux et invincible !
Pandore ne savait guère si elle devait se réjouir d'une telle volonté. Elle appréciait évidemment Daímôn et Phúlax, mais au fond d'elle s'insinuait une incoercible crainte envers ces deux entités ancestrales. Et s'ils devenaient abjects, séides de la destruction ? Pis, à la solde des ennemis des dieux, voire leur maître, main de l'épée qui les pourfendrait tous ? Serait-elle également victime de leur puissance commune, de leur díkê unilatérale et invariable ? Tant de questions, d'inquiétudes qui la plongeaient dans l'incertitude. Elle préférait pourtant profiter autant d'eux qu'il le lui était permis... avant que les événements ne les rattrapassent tôt ou tard et que tel moment de sérénité et de calme ne fût jamais plus accessible.
Elle s'essaya alors à lire dans les pensées de Daímôn, comme elle en avait la fâcheuse habitude, mue par une curiosité dévorante, fruit d'Hermès à sa conception. Elle savait que cela relevait d'une violation de l'intimité du Primordial, mais elle ne pouvait s'en empêcher – comme elle n'avait pu s'empêcher de soulever le couvercle de la jarre qui contenait tous les maux. Elle avait même promis à Daímôn de ne plus le faire avec lui, heureusement non sur le Styx... Avec surprise, elle se bloqua à un rideau de feu protégeant comme une muraille inexpugnable l'esprit de Daímôn. Était-il désormais capable de bloquer toute intrusion ? Était-ce Phúlax qui dressait un bouclier ? Pouvait-elle se risquer à poser la question ? Ce serait dévoilé son parjure ... Elle se tut donc.
— À quoi penses-tu ? feignit-elle.
— À Éros. Je me demande s'il va bien, où il se situe exactement dans les terres astrales. J'essaye de trouver son esprit qui aurait pu se dissimuler dans l'air, mais je ne sens rien. Le lien fraternel qui nous unie devrait pourtant pouvoir percer quelque camouflage d'une nature divine.
— Peut-être que ta faculté est encore trop faible...
— Oui, peut-être. (Il bougonna et soupira.) Je ne peux m'imaginer vivre sans lui. Il m'a apporté plus d'aide que quiconque.
— Plus que mon père, Hécate, Athéna ou moi ?
— C'est différent, sourit-il. Il a pris soin de moi en me prodiguant sérénité, souvenirs, famille, amour. C'est le lien fraternel que nul autre ne peut me donner. Ne doute néanmoins pas de ma reconnaissance envers vous tous. Jamais je ne pourrai vous remercier pour tout comme je le dois.
Pandore porta une main sur son bras et le serra amicalement. Après tout, il ne deviendra pas peut-être pas l'ennemi des dieux. Elle l'espérait de tout son être.
— Daímôn ! Pandore ! appela une voix derrière eux.
Ils se retournèrent et virent Athéna qui les enjoignait à la rejoindre. Ils se levèrent aussitôt, laissant un Phúlax ronfler toujours aussi bruyamment sur le sol.
— Athéna ? s'enquit Daímôn face à elle.
— Il est temps de savoir ce que tu vaux l'épée au poing, répondit-elle en dégainant son xíphosen bronze.
— Me battre ? Contre toi ?
— Évidemment !
— Fais-nous donc voir ce que tu vaux, insista Pandore avec un clin d'œil.
Une lueur de défi brilla dans le regard du Primordial. Oh, il connaissait bien le jeu d'escrime d'Athéna, sûrement la meilleure bretteuse parmi les dieux de l'Olympe, plus encore que son demi-frère Arès, le bourreau. Le goût du défi le saisit aussitôt !
Il présenta donc Díkê en avant. Pandore recula, tandis qu'Hécate et Héphaïstos portaient leur attention sur le duel en vue et que Phúlax ronflait toujours, ne pressentant guère le danger que pouvait représenter la lame de la déesse de la Stratégie. Un excès de confiance envers le talent de Daímôn... ou bien était-il trop épuisé pour s'en soucier ?
Athéna et Daímôn se séparèrent de trois pas. Campés sur leur position, Díkê non loin de l'œil, la pointe vers Athéna au xíphos paré à fondre sur l'adversaire, la tension était à son comble. Le vent soufflait bien plus fort maintenant, charriant les nuages annonciateurs de pluie. Escrimeurs se jaugèrent, étudièrent les muscles nus, cherchèrent les points faibles trahis par l'excitation du moment.
Et en une fraction de seconde, lorsque la première goutte toucha sa joue, le dieu des Dragons attaqua !
(suite du chapitre 10 en suivant...)
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Kháos, tome I : Le Parjure de l'Olympe [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]
Fantasy« La vie d'un mortel est difficile ? Celle d'un dieu l'est infiniment plus ! » Lorsque les Bienheureux emportent la jeune sœur de Daímôn, son existence s'en retrouve chamboulée à jamais. Mais telle est la voie que le destin a choisie afin de l...