Durant la nuit, la cadence de Phúlax s'était graduellement accrue sans même que les divinités ne s'en rendent compte. Très vite, les terres européennes les plus occidentales apparurent. La côte du Portugal filait à toute vitesse, baignée par la clarté de la pleine lune.
Daímôn se réveilla alors en sursaut et hurla terriblement, une douleur lui tiraillant la poitrine qui semblait sur le point d'exploser. La puissance s'approchait vite, terriblement vite d'eux. À la fois familière et inconnue, mutée par le temps, la seule hostilité, dépourvue de maître et libre de toute action, la guidait. Daímôn n'eut le temps de prévenir son dragon : l'étoile de feu frappa Phúlax de plein fouet, projetant les passagers. La bête chuta en piqué vers la plage.
Cupidon mit immédiatement son corps en étoile et ordonna à Athéna et Daímôn de faire de même pour ralentir leur chute. Aussitôt dit, aussitôt fait : ils déployèrent leurs bras et leurs jambes, de façon à rencontrer le vent de pleine face... Cela ne suffit guère. Dans très peu de temps, ils s'écraseraient. Daímôn pesta contre lui-même. Si seulement avait-il encore le contrôle du vent...
Éros tenta le tout pour le tout et battit des ailes avec fermeté, mais rien n'y fit. Son corps s'illumina et atteignit sa taille d'homme. Il frappa de plus belle les courants, les plumes divines caressant le vent, et parvint enfin à arrêter sa chute. Daímôn et Athéna, eux, tombaient toujours, tandis que Phúlax tentait lui aussi de reprendre le contrôle. Athéna essayait de se dématérialiser, mais une force l'en empêchait. Le dieu des Sentiments plongea à vive allure vers elle et l'attrapa sous les aisselles, puis la replaça verticalement et força avec ses ailes. La fille de Zeus en vint à se tenir fermement à lui, au point de le pincer douloureusement.
— Je ne peux pas me dématérialiser ! éructa-t-elle.
— C'est cette présence dans l'air qui nous en empêche ! répondit Éros.
— Il faut rattraper Daímôn, dit la déesse en pointant le Primordial qui hurlait, balloté vulgairement par les courants.
Éros fondit vers Daímôn, mais le poids de la déesse le ralentissait. Il parvint tout de même à s'approcher suffisamment près pour qu'Athéna saisît Daímôn à la taille. Il tenta de se redresser. La charge, évidemment trop lourde, les fit se poser avec fracas sur le sable. Puis ce fut au tour de Phúlax de s'écraser tout aussi violemment.
Daímôn, le visage recouvert de poussière et la bouche pleine de sable, se redressa, les muscles tout ankylosés. Son cœur battait la chamade, sa respiration était haletante en raison d'une réaction inénarrable. Sans pouvoir l'empêcher, la température de son corps avait exponentiellement augmenté ; la sueur dégoulinait de son front et avait intégralement imbibé ses vêtements. Ce n'étaient ni la chute ni la douleur qui l'avait foudroyé tel l'éclair de Zeus, mais bien la force dans l'air. Il la connaissait, n'avait aucun doute là-dessus ; mais elle n'était plus la même. S'essuyant le visage d'un revers de bras, il courut vers son dragon qui se reposait durement sur ses pattes. Il scruta le squelette et les ailes de Phúlax : il n'était pas blessé, à son grand soulagement.
Soudainement, le ciel vira au rouge écarlate, la lune prit l'aspect d'un soleil engloutissant les terres, baignant le monde d'une véritable lueur volcanique.
Quelle est cette folie ?!
Une boule de feu doré fusa des cieux et s'écrasa derrière Éros qui laissa échapper un cri de surprise. Athéna et lui rejoignirent Daímôn et le Dragon.
— Qu'est-ce que c'était ? s'enquit Cupidon. On aurait dit une étoile tombée du ciel !
— Je ne sais pas exactement, mais je connais cette entité, répondit Daímôn avec anxiété. Elle est puissante, et très ancienne, plus que moi. Je crois que... Non, c'est...
Ses yeux ne le trahissaient pourtant pas, ni son esprit. Les émotions, toutes contradictoires entre elles, se bousculèrent : la joie et la terreur, la colère et la surprise...
Émergeant du ciel de feu, la créature aux ailes déployées, d'une envergure exceptionnelle, les fixait tous quatre de ses yeux rouge sang. Le monde s'emplit d'une énergie calorifique brute et des flammes commencèrent littéralement à pleuvoir. La température monta subitement jusqu'à devenir suffocante, tandis que le vent cessait de souffler et que la vapeur d'eau montait de l'océan Atlantique.
La bête était intégralement formée de lave, l'intérieur de sa gueule brillait d'un jaune brûlant. Son corps reptilien, semblable à celui de Phúlax, était nettement plus imposant et musclé.
Le monstre se posa au sol à une dizaine de pas des immortels. Cupidon et Athéna tremblaient sur place. Ils n'avaient jamais plus côtoyé une créature aussi hostile et dévorée de haine depuis la Typhonomachie (Ψ). Seul Daímôn gardait son calme, soutenu par les grognements féroces de Phúlax qui fixait avec froideur son confrère de feu.
— C'est un... dragon ? souffla Éros.
— C'est Pûr (Ω), le Dragon de la Lave, allégorie première du Feu, Seigneur des Volcans ! dit Daímôn sans ambages. Maître et Gardien de la Flamme Originelle.
— Pûr ?
— « Pûr », le « feu ». C'est lui, le Dragon d'où naquit la première chaleur, le premier Élément.
À son nom, Pûr émit un rugissement tonitruant qui vrilla les tympans. Phúlax l'accompagna tout autant. Díkê adopta une lumière rougeoyante, semblable à la couleur des flammes qui parcouraient et composaient le corps de Pûr.
Daímôn s'avança. En réponse, le Dragon rouge cracha une langue de feu doré. Le corps de Daímôn fut englouti sous le torrent. Il nota précisément la puissance du Feu Originel, mais uniquement sa létalité. Il n'y avait aucune once de bonté, antipode de la chaleur réconfortante d'Hestia, aînée des Olympiens et gardienne des foyers heureux. Daímôn ne se laissa pas démonter et concentra ses pouvoirs pour absorber les flammes du Dragon sauvage. Ses vêtements ne brûlèrent pas et sa peau ne garda nul stigmate. Il toisa avec colère les yeux sanglants de Pûr qui grogna de mécontentement.
— Pourquoi nous attaque-t-il ? fit Éros.
— Il n'est plus sous mon contrôle, expliqua durement Daímôn. Le voici comme lors de la Drakonomakhía : insoumis, libre de ses choix, fou de destruction et de sang.
— Je croyais pourtant que tous les Dragons, hormis Phúlax, étaient morts.
Le Dragon du Feu ne sembla aucunement apprécier les paroles d'Éros. Il cracha une nouvelle langue de feu vers l'injurieux, que Daímôn canalisa rapidement contre ses paumes. Il ferma les poings, ne laissant que la fumée s'échapper entre ses doigts. Le Dragon lui jeta un nouveau regard assassin, les yeux plus coruscants encore.
— Le corps de Pûr n'était plus, mais pas son pouvoir, dit Daímôn. Il a dû subsister une parcelle de son âme, quelque part dans le monde, invisible et caché de tous, qui a peu à peu évolué jusqu'à reformer un corps à l'image de son pouvoir. Auparavant, il n'était pas totalement recouvert de flammes ; il ressemblait bien plus à Phúlax, les écailles simplement rouges et dorées. Tout cela explique la raison pour laquelle j'ai pu utiliser la force du Feu Originel ! C'est enfin l'anástasis des Dragons Primordiaux !
Avait-il enfin trouvé un moyen de ressusciter les Dragons ?
— Ces derniers sont devenus des fléaux peu avant ma disparition, continua Daímôn. Je... ne m'en souviens pas précisément, mais je ressens cette même colère indomptable. Ils restent les instruments de destruction qu'ils ont incarnés durant la Drakonomakhía.
— Ne cherche-t-il donc qu'à nous détruire ? s'alarma Éros.
Daímôn n'eut nullement besoin de répondre à cette question rhétorique.
— Je vais l'affronter, et reprendre le contrôle sur son esprit, assura-t-il. Vous, courrez vous mettre à l'abri. Vous ne pouvez rien faire contre lui. Si la situation dégénère, ne cherchez pas à me sauver, et partez le plus loin possible.
Athéna voulut le contredire, tout comme Éros, mais...
— Maintenant !
Fin du chapitre 13
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Kháos, tome I : Le Parjure de l'Olympe [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]
Fantasy« La vie d'un mortel est difficile ? Celle d'un dieu l'est infiniment plus ! » Lorsque les Bienheureux emportent la jeune sœur de Daímôn, son existence s'en retrouve chamboulée à jamais. Mais telle est la voie que le destin a choisie afin de l...