POUR L'AMOUR D'ELLE. (TERMINÉE).

BONHEUR AVORTÉ.

   Comme il lui était impossible de s'assoupir en dépit de sa grosse fatigue, Sandra se releva, se rendit dans la salle de bain où elle se soulagea avant de se passer un peu d'eau fraîche sur le visage et de se recoiffer en se passant les doigts dans sa courte et épaisse chevelure cuivrée. Depuis son divorce, elle avait décidée d'adopter une allure à la garçonne. C'était pourquoi elle troquait constamment des pantalons au lieu de robe ou jupe, ses vêtements de prédilection lors de son mariage et sous les instances de son époux l'accusant sempiternellenment de ne posséder aucun atome de féminité.

   Dans son insurrection, elle s'ingéniait à tout effacer de l'ancienne Sandra Goodmayer-
Polak. Tout rayer et repartir de zéro. Avec des plaies saignant toujours et difficiles à cicatriser, oublier s'avérait une chose plus que pénible. Tant qu'elle était loin de sa famille, elle se berçait d'illusions en se complaisant dans la croyance chimérique d'avoir tout effacé de sa mémoire. Dans ce but, elle se contraignait à ne point suivre les informations pour ne rien savoir. Elle avait bien eu une idée sur le succès de son frère aîné devenu l'une des importantes jeunes figures ayant réussi dans le domaine du business. Afin de ne pas s'attendrir, de ne pas faiblir et ainsi de ne pas faillir à ses résolutions, elle s'était cantonnée dans sa ligne de conduite : vivre au jour le jour et aller de l'avant sans le moindre petit regard pour un passé malheureux et honteux.

   Sa rencontre inopinée avec Vlad Rasmussen avait tout remis en question. Ses repères avaient vacillé, ses convictions s'étaient ébranlées et sa volonté s'était mise à osciller entre rejet et attraction. Ses défenses s'entêtaient à garder le cap orienté sur l'avant tandis que ses émotions se sentaient ébranlées.

   À trop vouloir oublier, elle y était presque parvenue. La belle gueule de Vlad et surtout ses manières policées teintées de froideur avaient eu raison de ses réticences à l'encontre de la gent masculine et la vision de sa mère avait éveillé quelque chose en elle qu'elle croyait à tout jamais morte et ensevelie.

   À trop vouloir se faire passer pour une victime, elle réalisait malgré elle et grâce à la franchise coutumière de son frère que souvent la réalité pouvait avoir plusieurs facettes. Souvent le bourreau devenait victime et la victime bourreau.

   Depuis des années à croire qu'il s'agissait de siècles, sa conscience se targuait de pouvoir prétendre à la tranquillité. En paix avec elle-même, n'ayant jamais failli à aucun de ses devoirs, elle s'escrimait dans le but de toujours briller, monter au firmament et ainsi se venger de tous ceux qui s'étaient ligués pour la rabaisser, l'ignorer, l'abandonner, l'avilir...

   Un père qui l'avait, durant des années, considérée comme invisible. Une fille ? Quel intérêt ? Une bouche de plus à nourrir ! Élevé dans une famille pauvre où la mère était presque analphabète et ne prétendant à aucune amélioration, il pérpetrait la même tradition, la même erreur et le même cercle vicieux. Avec sa femme, il sentait bien que ses ambitions avortées, bafouées avaient continuellement constitué un obstacle devant leur bonheur. Une femme trop ambitieuse et consciente de sa supériorité sur son homme ne réussirait jamais à faire le bonheur ni d'icelui, ni de sa famille. Si l'instruction risquait de créer ce gouffre entre mari et femme alors autant s'en passer.

   Une mère qui en dépit de son amour et son affection s'ingéniait à calquer ses gestes sur ceux de son mari. Jouer à la froide, à l'indifférente. Et pourquoi ne pas le dire, souvent, très souvent même, elle avait cru fortement que sa mère était vraiment une femme sèche et glaciale. Là où une mère se montre chaleureuse, vivante et réceptive, Mary restait de marbre. Sans réaction aucune, elle se contentait du rôle de simple spectatrice. Il était vrai qu'elle ne pouvait point douter de l'enfer que vivait sa mère, ni de la carapace derrière laquelle elle se tapissait afin de devenir sourde et aveugle car autrement les choses risquaient de s'envenimer. Comme jadis.