Chapitre 53

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Tsuchida enchaine les cours sans trop regarder l'heure. La seule chose qu'elle sait, c'est qu'à la fin de la journée, elle va pouvoir bénéficier de cette petite aberration qu'est le piano posé en plein milieu de la salle de danse vide qu'Iwabuchi s'est dégotée. La pièce est petite, et il est impossible de déplacer le gros instrument à queue : one ne sait même pas comment il a bien pu passer la porte. Toujours est-il qu'il prend presque toute la place, et qu'aujourd'hui, elles vont le déplacer sur le côté et elle pourra en jouer pendant que son amie fait ce qu'elle n'a pas eu l'occasion de faire depuis son arrivée : jouer au piano.

Elle avait dû se contenter ces deux derniers et pénibles mois de son violon rafistolé. Ce qui, bien qu'il soit dans un état très propre pour un instrument bon à jeter, ne lui suffit qu'à peine, maintenant qu'elle a accès aux meilleurs via l'école. Elle s'arrête sur le pas de la porte. La photo que lui a envoyée son amie rend à peine justice au superbe ensemble de bois noir qui prend place. Elle le regarde lentement, subjuguée par la beauté de la chose.

- Tu viens ? l'appelle Iwabuchi.

Tsuchida acquiesce, et entre. Elle n'a pas rangé ses derniers cours dans son sac, elle était trop pressée. Elle les a encore sans le bras.

- J'arrive, dit-elle en les posant par terre, avec sa sacoche.

Elle s'approche ensuite de l'instrument, et l'aide à le soulever :

- A trois. Un, deux... trois !

La danseuse ne parvient qu'à peine à le relever d'un centimètre avant de le laisser tomber. Les cordes se plaignent, et la musicienne doit reposer sa partie aussi sec pour ne pas déformer le bois craquant.

- Tu ne t'es pas fait mal ?

- Je suis désolée, répond la danseuse. Je ne pensais pas que c'était aussi lourd.

Tsuchida ricane :

- Eh bien, ça l'est.

- D'où tu tires une force pareille ?!

- Je grimpe partout, et je porte des instruments souvent, et du matériel, aussi. C'est lourd, mais je sais comment porter sans me faire mal. Tu connais quelqu'un à qui on pourrait demander ?

- Oh... ! Des demoiselles en détresse ! s'exclame un étudiant en s'arrêtant à son tour devant la porte.

Iwabuchi lève les yeux au ciel.

Si les pieds avaient des patins, la musicienne estime qu'elle pourrait, même difficilement, le pousser jusque dans le coin. Mais elle s'y essaie à peine quand elle sent que ce n'est pas le cas. Elle ne voudrait pas casser un pied en forçant dessus. A la place, elle réfléchit encore. Laisser le piano tomber toutes les deux minutes n'est pas une solution. Elle réfléchit si fort qu'elle ne se préoccupe pas de son arrivée, par-dessus son épaule. Mais à la seconde où il ouvre la bouche, à côté de son oreille, elle ne sursaute pas, disant avant lui :

- Dégage de là.

C'est lui qui recule vivement, et les yeux écarquillés, il la regarde se retourner. Bien sûr qu'elle l'a entendu. Elle ne peut pas ne pas entendre un son pareil : il frappe le talon gauche sur le sol plus que le droit. Si elle entend Kuroko arriver à sa démarche discrète, elle peut entendre n'importe qui. Alors elle croise les bras.

- C'est ta copine ? demande-t-il à Iwabuchi. La fille avec laquelle que passe tous tes midis ?

- Ouais. Et elle n'est pas commode, alors ne t'approche pas de trop.

Elle a déjà remarqué qu'elle pouvait facilement être agressive quand on la dérangeait en pleines réflexions. Le reste du temps, elle se maîtrise visiblement, et il n'est possible de s'en rendre compte que lorsqu'on la connait bien. Le reste du temps, Tsuchida est un ange avec ceux qu'elle connait bien. Le regard à peine poli qu'elle lui avait adressé la première fois qu'elle était arrivé chez elle pour lui composer sa musique de présentation.

- Wouaw. Et elle mord ?

- Seulement là où ça dérange, siffle-t-elle avec un rictus.

Il vire au rouge, et elle pouffe en se décalant pour le laisser regarder le piano. Avec un rire à la fois gêné et amusé, Iwabuchi la regarde faire. Une fois l'instrument en vue, il se gratte l'arrière de la tête. Avec effarement, c'est une fois que le piano est à la bonne place que la jeune fille se dit que l'influence d'Aomine sur le vocabulaire et la façon de parler de Tsuchida est énorme. et surtout sa façon progressive de se débrider.

- Et sinon, tu t'appelle comment ?

Elle le regarde sans estimer devoir lui répondre, et se laisse tomber derrière le piano, sur le tabouret. Elle soupire d'aise, et caresse les touches une fois le couvercle ouvert sur le clavier. Iwabuchi la regarde faire, un brin fascinée par son regard amoureux. Et puis soudain, elle les frappe, passant des unes aux autres à une vitesse d'abord excessive, avant de devenir franchement rapide. C'est agilement qu'elle passe des notes blanches aux noires, et après un échauffement rapide, elle essaie de suivre le rythme soutenu.

L'étudiant qui les a aidées les regarde faire, éberlué. Ce n'est pas tant la façon qu'elle a de jouer, mais l'alliance secrète qui se met en place entre ces deux artistes. Quand Iwabuchi n'arrive plus à continuer, essoufflée, les mains sur les hanches, elle s'arrête, et vérifie l'heure sur son téléphone. Elle doit y aller :

- Je reviens, je vais prendre l'air, dit-elle.

Elle passe à côté de Dairoku en lui touchant l'épaule, et lui dit :

- Tu devrais t'asseoir, avant de tomber dans les pommes.

Il ne répond pas, les genoux mous. Il a déjà dansé avec un orchestre derrière lui. Il n'a jamais ressentit ça. Et quand Iwabuchi revient, accompagnée, il n'a toujours pas bougé. Elle le contourne, le basketteur aussi, et sans un mot, ils la regardent, tous les trois. Et ils l'écoutent avec attention.

Quand il devient certain qu'il ne peut plus rester immobile, Dairoku fait un pas sur le côté, alors que l'autre étudiant s'est assit plus près d'elle, se pliant, les genoux à demi contre sa poitrine, écartés dans ses bras. Il lui accorde absolument toute son attention. Et quand elle relève la tête au bout d'un long moment, sans s'interrompre, et qu'elle remarque sa présence, elle se met à sourire, avant de retourner à son morceau. Son sourire s'étire de notes en notes, mais elle ne s'arrête pas. Pas encore.

Et à l'entrée, devant la porte ouverte, le professeur Saito écoute aussi.


Les larmes en gouttes de pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant