Chapitre 1 - Lucile

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Le  05 avril 2018, Montpellier

     — Allez-y madame, poussez !
     Je broie la main de Mathilde, ma sœur, en essayant de me concentrer sur ma respiration. Les cours de préparation à l'accouchement ne me sont d'aucune aide. Sans péridurale, j'ai beau tout faire pour essayer d'oublier la douleur, elle reste beaucoup trop forte pour ne pas être ressentie.
     — C'est une petite fille bien chevelue que vous avez là, dites donc ! Encore quelques efforts et elle sera dans vos bras, on y va !
     Une poussée, une autre, puis une dernière. Un cri étranglé de nourrisson. Mon cœur qui éclate de ce trop-plein d'amour lorsqu'on pose mon si petit bébé sur moi.
     — Félicitations !
     Je n'arrive plus à ouvrir la bouche, subjuguée par la beauté que je tiens dans les bras malgré le sang qui la recouvre encore. Cinq petits doigts à chaque main et chaque pied, un nez parfait, des petits yeux que je devine déjà en amandes, comme moi. Et des petites joues à bisous, toutes roses. Ma fille...
     — Bonjour, toi ! Je suis ta maman, parvins-je à murmurer une longue minute plus tard.
     — Regarde-la, Lucile, elle est parfaite !
     Je ne fais que ça, de la regarder. Bon sang, moi, Lucile Legrand, vingt ans, je viens de donner la vie. Je viens de créer un petit être pendant huit mois et demi, et je le tiens désormais dans mes bras. Un petit être totalement dépendant de moi, comme je suis déjà dépendante de lui.
     — Vous avez déjà choisi un prénom ? demande une puéricultrice, un petit bracelet dans la main, prête à noter.
     Son prénom ? Je l'ai choisi dès que j'ai appris la date prévue de mon terme. Un prénom qui me rappelle mes origines, ce pays natal que je n'ai jamais connu.
     — Elle s'appelle Sakura.
     Née durant la période de floraison des cerisiers au Japon, ces derniers étant mes arbres préférés : à la fois doux, magnifiques et robustes, symbole de renouveau et de renaissance. Et cette petite fille qui entrouvre à peine les yeux, deux petites billes noires, est ma renaissance.

**

     Quarante-huit heures. Ma vie a changé depuis quarante-huit petites heures et pourtant mon monde n'a jamais aussi bien tourné. Autour de ce joli cerisier, de ma Sakura, j'ai enfin l'impression d'avoir comblé le trou présent dans ma poitrine depuis vingt ans.

     Je suis née au Japon, le huit août mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-sept, dans la préfecture de Nara. Du moins, c'est ce qui était écrit sur le mot laissé dans mon couffin, lorsque l'on m'a retrouvée à mille-sept-cent-quatre-vingt-dix-neuf kilomètres, à vol d'oiseau, de là, à Qingdao, en Chine.
     J'ai donc grandi avec des questions sans réponses et une peur accrue de l'abandon, bien que j'ai été adoptée à seulement un an.
     Voyager avec un nouveau-né non déclaré d'un pays à un autre, forcément, ça interroge. Comment ont-ils fait pour passer la frontière et me laisser aussi loin de mon lieu de naissance ? Pourquoi, en premier lieu, avoir décidé d'abandonner son propre bébé ?
     J'ai longtemps eu de la peine pour mes géniteurs. Je me disais qu'il fallait un courage énorme pour laisser tomber la chair de sa chair, sans se retourner, probablement pour lui offrir une vie meilleure. Choisir un pays autre que le Japon, pour lui donner la possibilité d'être adopté ailleurs, dans le monde entier.
     Pourtant, maintenant que je suis mère à mon tour, la peine a laissé place à la colère. Comment peut-on abandonner un être qui n'a rien demandé, que l'on a porté dans nos entrailles, que l'on a senti bouger pendant neuf mois dans son ventre ? Ça me dépasse. Ça me révolte. Encore plus quand je pense que, pour être sûr de ne pas être retrouvé, on le laisse dans un pays étranger, seul, sur le parvis d'un hôpital, en plein milieu de la nuit. De cette façon, aucun risque que je sois adoptée au Japon, que je reste sur les terres qui m'ont vu naître.
     Quel genre de monstre fait ça ?

     — Bonjour ! Alors, comment allez-vous depuis hier soir ?
     Le pédiatre qui suit Sakura depuis deux jours est plutôt âgé, mais l'on note dans son regard l'amour qu'il porte à son métier. Il n'y a qu'à voir la douceur dont il fait preuve, autant avec les jeunes patients qu'avec les parents, lorsqu'il leur parle.
     — Bien, mais elle a encore vomi dans la nuit, juste après la tétée.
     Le docteur Bachot pince les lèvres et fronce les sourcils, avant de se pencher une seconde au-dessus du berceau.
     — Toujours pas de selles ?
     Je secoue la tête négativement, m'assieds du mieux que possible sur le bord du lit, en caressant la peau si douce de ma petite fille tandis que le pédiatre lui palpe le ventre.
     — Son abdomen est un peu dilaté, je vais voir si on a une place pour une radiographie. Je repasse dans une heure ou deux, d'accord ?
     — Est-ce que c'est grave ? demandé-je, une peur nouvelle me tordant déjà le ventre.
     — Tout dépendra de ce que l'on trouve à la radio, restez sereine.
     J'ai arrêté d'être sereine à l'instant où j'ai entendu Sakura pousser son premier cri, ai-je envie de dire. À la place, afin de ne pas passer pour la nouvelle maman inquiète pour tout et pour rien, je me contente de le remercier et de reprendre ma toute petite dans les bras.
     J'ai vingt ans, son géniteur m'a abandonnée en apprenant ma grossesse, je n'ai pas terminé mes études, mais tout me paraît futile, à présent. Tout, sauf ce joli cerisier qui a pris racine dans mon ventre durant plus de huit mois.

**

     Mes parents me rendent visite en fin de matinée, accompagnés de mon petit frère, Grégory. Nous n'avons pas de liens de sang à proprement parler, mais je me sens plus proche d'eux que de n'importe qui d'autre.
     Mariés depuis quarante ans, Vanessa et Louis Legrand n'ont jamais pu avoir d'enfant biologique. Après des années d'essais infructueux, ils ont monté un dossier pour adopter dans un pays étranger.
     Ma sœur aînée, Mathilde, est née au Maroc il y a vingt-cinq ans. Orpheline à l'âge de cinq mois, elle s'est retrouvée dans un orphelinat pendant un peu moins de deux ans avant que les Legrand débarquent, leurs cœurs ne demandant qu'à donner de l'amour à un enfant dans le besoin.
     Par la suite, après cinq années d'attente, un orphelinat de Chine les a contactés pour leur annoncer qu'une petite fille japonaise, abandonnée sur le territoire, attendait une famille. J'avais huit mois lorsqu'ils sont venus me rencontrer, un an lorsque je rentrais en France.
     Enfin, il y a quinze ans, Grégory a quitté le Brésil pour nous rejoindre. Il était encore plus petit que moi lors de son adoption, à cinq mois de vie.
     Autant dire qu'à l'école, beaucoup nous regardaient bizarrement, lorsqu'on leur disait que nous étions frères et sœurs. Avec nos origines différentes, nul doute que les Legrand ont dû marquer les esprits de bon nombre de personnes. Encore plus lorsque nous avons commencé à grandir, et que chacun d'entre nous a voulu choisir la langue de son pays natal au collège. Ma sœur a appris l'arabe, mes parents m'ont payé des cours de japonais, mon frère a insisté pour suivre le portugais en langue optionnelle.
     Qu'importe nos différences : nous sommes une famille, pour le meilleur et pour le pire.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant