Chapitre 26 - Lucile

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Le 14 juillet 2022, Agde

     Je devine l'arrivée de ma sœur sans même me retourner. Il faut dire que lorsqu'elle est de mauvaise humeur après son mari, on peut être sûrs qu'elle va râler et en faire profiter tout le monde, ce qui ne rate pas.
     — Je t'avais dit qu'on devait partir avant, Bastien, arrête de trouver des excuses ! crie-t-elle à moitié lorsqu'ils arrivent près de nous.
     — On ne se serait pas garés à perpète si t'avais fini de te préparer plus tôt !
     Je retiens mon rire lorsque Mathilde plisse les yeux en direction de son mari, une main tendue vers Pablo. Le pauvre, il va croire qu'elle lui veut du mal, si elle continue à le regarder comme si elle voulait le tuer !
     — Mathilde, la sœur aînée des deux énergumènes. Bon courage avec mon frère, tu vas en avoir besoin.
     — Hé ! C'est toi, la pire de nous trois, je te signale ! la réprimande Grégory, une main désormais posée dans le dos de son copain.
     Une part de moi saute de joie de voir qu'il a finalement pris son courage à deux mains et tenté l'aventure de l'amour. Une autre, la plus grande, est extrêmement fière de savoir qu'il a parlé avec mes parents et ma sœur pour leur avouer son homosexualité, comme il l'a fait avec moi le mois dernier. Chez les Legrand, on est ouvert à tous les sujets, toutes les orientations sexuelles, toutes les religions : il n'y a pas de place pour la discrimination et la méchanceté gratuite.
     Je m'apprête à surenchérir sur les conneries qu'a faites mon frère ces dernières années, lorsque Mathilde pointe un doigt accusateur vers moi :
     — En fait, c'est Lucile, la plus idiote des trois. Sa fille est suivie par un kiné beau gosse, jeune et très doué de ses mains depuis trois ans, mais elle ne l'a toujours pas laissé la prendre contre un mur à l'abri des regards, expose-t-elle malgré mon regard noir.
     Mon père, toujours le premier à me charrier sur ma situation amoureuse inexistante depuis ma grossesse, tente de cacher son rire dans un raclement de gorge digne d'un acteur de Plus belle la vie. Moi ? J'ai envie de disparaître six pieds sous terre et qu'on me foute la paix avec ces histoires. 
     Est-ce que j'ai déjà fantasmé sur Tadhg ? Peut-être. Est-ce que c'est mal ? Assurément.
     — Moi, au moins, j'ai pas choppé une MST dès ma première relation sexuelle, riposté-je, cachant les yeux de Sakura lorsque je me reçois un doigt d'honneur eu guise de réponse.
     — Bah moi, au moins, j'ai des relations sexuelles régulièrement !
     Coup bas, je murmure en exagérant le mouvement de mes lèvres, notre mère commençant visiblement à perdre patience face à nos enfantillages. Parce que oui, à trente et presque vingt-cinq ans, nos chamailleries n'ont jamais évolué. Ma sœur et moi, on s'aime à la folie, et quoi de mieux que de se lancer des crasses à la figure pour se le dire ?
     — Bon, vous avez fini ? On peut aller rejoindre le restaurant où votre père s'est embêté à réserver une table, dans le calme ? demande ma mère, qui tient fermement la main de Sakura.

     Nous terminons à peine de dîner que déjà, mes parents nous pressent pour aller chercher un endroit où nous caler en attendant le feu d'artifice.
     À peine avons-nous réussi à tous nous asseoir dans le sable, Sakura entre mes parents, que mon téléphone émet un vibrement dans ma main. Mathilde et Grégory, de part et d'autre de moi, s'empressent de regarder mon écran avant de s'échanger un long regard, et je sais que je suis encore foutue.
     — Docteur Gallagher pense à toi un quatorze juillet devant le feu d'artifice ? J'en connais un qui compte te faire voir des étincelles, un de ces quatre ! se moque ma sœur, cette sorcière.
     Je lève les yeux au ciel en répondant :
     — Il demande juste s'il peut décaler la prochaine séance de Sakura, idiote. Et puis, je regarde tes messages, moi ? me défends-je, le rouge me montant aux joues.
     Elle se penche encore plus vers moi, Grégory étant déjà passé à autre chose, et pointe le doigt sur l'écran de mon téléphone.
     — Ouais, enfin, il a rajouté « bonne fête nationale, Lucile ! ». Non mais Lucile, carrément ! Je te parie qu'il a la main dans son caleçon et la zigounette prête à lancer la sauce dès que tu répondras à son message, rajoute-t-elle à voix basse, pour éviter que des oreilles innocentes entendent ses vulgarités.
     — Mathilde ! m'écrié-je, me ratatinant toujours plus dans le sable. T'es vraiment dégueulasse, de dire des trucs pareils !
     Elle joue des sourcils en caressant mon bras de haut en bas, et continue de chuchoter tout bas :
     — Oooh, Lucile, fais-moi voir des feux d'artifices, chevauche-moi comme le meilleur des étalons, suce-moi comme la plus douce des sucreries, faisons sauvagement l'amour jusqu'à ce que la jouissance nous emporte !
     Je m'étrangle avec ma salive et lui tape le bras, ce qui ne fait que conduire à son hilarité. Laissez-moi disparaître d'ici, s'il-vous-plaît !
     
— Je vais te tuer, sale garce, lui promets-je dans un souffle, ne sachant plus comment respirer normalement.
     — Avoue tout à ta grande sœur préférée : t'as déjà fait des rêves chaud bouillant dans lesquels monsieur Gallagher débarquait, torse nue, luisant de sueur, les muscles bandés – et pas que les muscles, d'ailleurs – pour t'avouer toutes les choses indécentes qu'il voulait te faire ?
     Je prends mon visage dans mes mains, démoralisée de voir qu'à trente ans, ma sœur est toujours aussi fêlée que lorsqu'elle en avait quinze.
     Et je prends conscience que l'écran de mon téléphone est toujours allumé. Pas sur les messages, non non non. Mais sur le fond d'écran que j'ai mis pour les appels. Mon téléphone a lancé un appel.
     Mon téléphone a lancé un appel sans que je m'en rende compte... Et Tadhg vient de tout entendre.
     
— Oh merde merde merde et merde ! gémis-je en mettant fin à l'appel, avant de balancer mon téléphone sur le bord de la serviette. Putain, Mathilde, tu fais chier !
     Je suis à deux doigts d'aller la noyer dans la mer, là maintenant, devant témoins.
     Je ne mettrai plus jamais un pied au CRCM. Je vais déménager. C'est la meilleure solution. Dans quelle ville ? Non, quel pays ?
     — T'as vu un fantôme ?
     — Je vais mourir sous le poids de l'humiliation, glapis-je, les yeux toujours baissés.
     — Lucile ! Explication ?
     Je prends une très longue inspiration, tapote mes doigts contre mes jambes repliées, souffle un bon coup, et me lance :
     — Le kiné de ma fille vient de t'entendre parler de lui comme d'un objet sexuel, Mathilde. T'as appuyé sur le bouton d'appel quand t'as lu son message !
     Ses yeux s'arrondissent, ses lèvres se pincent, puis elle me crache à moitié dessus sans pouvoir retenir son fou-rire.
     — Putain, mais arrête ! m'emporté-je, attirant l'attention des autres membres de la famille sur moi.
     — Pardon, mais c'est vraiment...
     Son rire repart de plus belle, et je peine à deviner les mots qu'elle prononce avant qu'elle se calme enfin :
     — Si après ça, vous vous décidez pas à baiser comme des bêtes, je demande le divorce !

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant