Chapitre 20 - Tadhg

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Le 30 juin 2022, Montpellier

     Une autre minute passe en silence, seulement comblée par le bruit incessant de l'hôpital. Ascenseurs, distributeurs... pleurs. Mon quotidien depuis trois ans.
     Je crois que j'ai encore plus alourdi l'ambiance, avec mon monologue. Je n'ai aucun droit de me plaindre auprès de Lucile : ma vie me convient, qu'importe si mes parents en font partie ou non. Elle, pourtant, ne demanderait qu'une seule chose si elle le pouvait : rendre la santé à Sakura.
     Je la contemple toujours, ses cheveux remontés en chignon négligé sur le sommet de son crâne, sa robe couleur vert d'eau qui la sied à ravir, son visage bien trop tiré par l'inquiétude, depuis tellement longtemps que je doute qu'elle réussisse à le dérider un jour. Je n'ai pas menti à Sakura : même malgré sa fatigue évidente, son épuisement mental, Lucile est jolie.
     — Et toi ? C'est quoi ton histoire ? demandé-je, peu certain qu'elle me réponde.
     — Moi ? Il n'y a pas grand-chose à dire...
     Je suis sûr du contraire. J'ai rencontré sa sœur il y a deux ans, et j'ai bien cru qu'elle se moquait de moi, au départ : là où Lucile a la peau claire, à peine plus foncée que celle de sa fille, Mathilde a un teint plus mâte; l'une a les cheveux raides, l'autre ondulés... Leur frère, que j'ai également aperçu une fois, ne leur ressemblait sur aucun point non plus.
     — Essaie quand même.
     Elle m'offre un sourire timide, puis laisse échapper un soupir :
     — Alors... Je suis née au Japon, mais j'ai été laissée sur le parvis d'un hôpital en Chine, avec un mot qui renseignait ma date et mon lieu de naissance. Ils ont fait pas mal de recherches pour retrouver mes géniteurs, puis ils ont abandonné, et je me suis retrouvée à l'orphelinat jusqu'à ce que mes parents et ma sœur viennent me chercher, quand j'avais un an. Grosso modo, c'est tout ce que je sais.
     — C'est pour ça que tu veux organiser un voyage au Japon ? Pour retrouver tes origines ?
     Elle se redresse sur sa chaise et plante son regard dans le mien.
     — En partie, peut-être. Mon frère est au Brésil en ce moment, il cherche à retrouver un bout de son histoire, et... je sais pas, ça m'a donné envie, en quelque sorte. J'ai aussi promis à Sakura qu'on irait voir les cerisiers en fleurs un jour, donc... Ouais, bref. Je n'aurais pas dû te parler de ce truc. De toute façon, je n'aurai jamais les moyens de payer le séjour.
     Son aveu me fait mal au cœur ; Lucile, tout comme Sakura, méritent d'avoir quelques jours loin d'ici, de penser à autre chose et de se retrouver, toutes les deux, ailleurs qu'à l'hôpital.
     Je pose une main sur la sienne, remarquant qu'elle était en train de s'arracher la peau autour des ongles. Elle stresse pour tout, et ça se voit.
     — Ouvre une cagnotte sur Internet, alors. Tu mérites de savoir d'où tu viens, Lucile. Tu mérites de penser un peu à toi, ajouté-je plus bas.
     — Et m'offrir des vacances avec l'argent d'inconnus ? Je ne veux pas de leur charité, ni de leur pitié, s'offusque-t-elle.
     Elle retire sa main et replace une mèche échappée de sa coiffure derrière son oreille, la mine sombre.
     — T'as raison. Excuse-moi, concédé-je finalement.
     Un ange passe. Le brouhaha caractéristique d'un hélicoptère qui se pose sur le toit coupe court à mes réflexions, qui ont commencé à partir dans tous les sens.

     Si Lucile ne veut pas de la charité d'inconnus, Sakura, elle, le mérite largement. Cette petite puce haute comme trois pommes, bavarde et ingénieuse, prouve sans cesse la force qu'elle a en elle, depuis quatre ans. Elle ne s'est jamais plainte, elle est polie, elle a tout le temps le sourire même lorsqu'elle devrait plutôt pleurer : une prise de sang ne lui fait pas peur, les épreuves fonctionnelles respiratoires font parties de sa vie, pourtant elle est heureuse.
     Elle fait preuve d'une force incroyable pour son âge. Lucile aussi, d'ailleurs. Elles ont le droit de demander de l'aide, de profiter de l'argent des autres pour partir en vacances toutes les deux.
     Pourtant, je tais ces pensées, me contentant de regarder la fine pluie qui commence à tomber à travers la fenêtre.

     — Tu crois que je suis une mauvaise mère ? balbutie-t-elle plusieurs minutes plus tard, un gobelet de café entre les doigts.
     Je serre les dents, surpris de voir qu'elle pense encore cela malgré le soutien et l'amour qu'elle porte à sa fille. Ses yeux sont baissés, si bien que je ne peux pas voir les doutes qui l'assaillent en ce moment.
     — Lucile ? Regarde-moi.
     Elle s'exécute, ses tourments intérieurs se reflétant dans ses prunelles.
     — Tu es la meilleure maman que je connaisse, affirmé-je. Tu as élevé toute seule une petite fille plus qu'adorable, et ça fait de toi une personne admirable. Tu n'as aucune raison de douter.
     J'essaie de lui offrir un sourire rassurant, mais il s'échoue sur mes lèvres lorsqu'elle éclate en sanglots. J'ose à peine bouger pour venir la réconforter ; pourtant, je me lève de ma chaise, passe derrière son dos et lui enlace les épaules, une odeur de monoï se dégageant d'elle. Elle laisse enfin tomber le masque, pour me laisser découvrir tous ses doutes, toute sa tristesse, toute sa colère.
     — Je ne pleure que le soir, d'habitude, avoue-t-elle doucement, mes bras toujours autour d'elle. Quand Sakura est endormie, et que je sais qu'elle ne m'entendra pas.
     — C'est bien la preuve de tes qualités de maman, Lucile. Elle ne t'entendra pas ici non plus, tu peux pleurer autant que tu veux. Évite juste de te moucher dans mon coude... plaisanté-je pour détendre l'atmosphère.
     J'obtiens ce que je voulais : un léger rire lui échappe tandis qu'elle fouille dans son sac pour trouver un mouchoir. Elle ne se dégage pas pour autant de mon étreinte, ce qui me rassure : elle accepte de ne plus être seule dans son malheur, de partager la part d'elle brisée depuis l'annonce de la mucoviscidose.
     — Merci. D'être là pour Sakura, et... pour moi aussi. J'ai pas l'habitude de partager les mauvais côtés de la vie, je déteste inquiéter ma famille... admet-elle enfin. Alors merci de me laisser les décharger avec toi.

     Je savais que j'étais foutu le jour-même où Sakura et elle sont venues pour la première séance de la petite puce. Je savais que j'allais forcément finir par m'attacher, par vouloir à tout prix être là pour elles, qu'importe le temps que ça prendrait.
     Avec Sakura, la tâche a été facile : elle n'avait pas le choix.
     Avec Lucile, ça a été bien plus difficile : elle a trop longtemps tout supporté seule.
     Force est de constater qu'aujourd'hui, elle n'est plus seulement la maman de ma patiente. Aujourd'hui, plus que n'importe quel jour, j'aperçois la jeune femme de vingt-quatre ans forcée de grandir trop vite, de s'endurcir trop rapidement pour faire face à la maladie de sa fille.
     Et je pourrais bien finir par tomber amoureux de cette autre facette qu'elle dévoile enfin.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant