Chapitre 17 - Lucile

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Le 26 juin 2022, Montpellier

     Sakura a insisté pour qu'on aille manger une glace en terrasse. Avec Tadhg. Je me retrouve donc à devoir le soudoyer pour qu'il accepte de me laisser payer, tandis que ma fille déguste les boules chocolat-pistache en s'en mettant partout.
     — Pour me faire pardonner le comportement de Damien, m'explique-t-il. Il ne mérite pas ton pardon, et encore moins d'avoir une fille comme la tienne.
     Il va finir par me tuer, avec ses compliments. En plus, en commençant à me tutoyer, il a brisé une barrière entre nous que je me force à garder encore un peu debout.
     — C'est déjà elle qui a insisté pour que vous veniez avec nous, et vous avez payé la séance.
     J'étais en train de chercher ma carte bleue, dans la file d'attente, lorsque Tadhg a demandé trois places à la vendeuse, sans me laisser le temps de sortir mon argent. Hors de question qu'il nous invite aussi ici.
     — Lucile, vraiment, ça me fait plaisir. Et puis ça fait du bien de voir Sakura autre part qu'au CRCM, pour une fois.
     Arrête ! ai-je envie de lui crier. Arrête d'essayer de me faire craquer, dans tous les sens du terme !
     
— Maman, on pourra aller voir les animaux la prochaine fois ?
     Changement de discussion ; merci ma fille d'avoir pris pitié de ta mère. Pourtant, avec cette question, elle me rappelle qu'elle n'a que quatre ans, et qu'elle mérite de vivre une vie normale, pas que je la laisse enfermée par peur qu'elle attrape des microbes.
     — La maîtresse m'a dit que tu devais y aller avec ta classe, il me semble, petite chipie.
     Évidemment, j'ai voulu refuser. Mais c'est la fin de l'année scolaire, Sakura a raté trois jours d'école la semaine dernière, et passer une journée complète avec les autres enfants de son âge, sans se sentir différente, lui fera un bien fou. J'aurais aimé les accompagner, mais je travaille ce jour-là ; aussi, son enseignante m'a promis d'appeler au moindre soucis, et l'infirmière scolaire sera présente pour qu'elle ne rate pas les séances d'aérosol.
     — Tu vas nous accompagner ? demande-t-elle, la joie perçant dans sa voix.
     J'ai l'impression d'être scrutée à la loupe, entre le regard rempli d'espoir de Sakura et le sourcil haussé de Tadhg.
     — Non, ma puce. Mais la maman de Mia sera là, d'accord ?
     Mia est l'une des rares amies que ma fille a réussi à se faire cette année. J'ai rencontré sa mère dès le premier jour d'école, et on a plutôt bien accroché. Cependant, comme tous les parents d'élèves de la classe de Sakura, elle sait que mon bébé est malade, et j'ai parfois un peu trop l'impression qu'elle la prend comme une petite fille différente ; ce qu'elle est, mais je refuse de le lui montrer.
     — C'est trop dommage, tu pourras pas voir les tigres !
     Depuis lundi dernier, elle me parle de ces animaux tous les jours ; Tadhg lui en a offert une peluche, ce qui n'a pas manqué de la rendre encore plus heureuse. Aussi, je n'ose pas lui dire qu'il n'y a pas de tigres au zoo dans lequel a lieu la sortie.
     — On y retournera avec papy et mamie, d'accord ?
     — Est-ce que le docteur Gallalou pourra venir aussi ?
     Cette fois, c'est moi qui attends sa réponse, qui tarde à venir. Planqué derrière ses lunettes de soleil, les bras croisés sur la table, je n'arrive même pas à voir la lutte qu'il doit mener à l'intérieur.
     — On verra, petit oiseau, finit-il par répondre quelques secondes plus tard.
     Petit oiseau. Il ne l'avait pas encore appelée comme ça, et je trouve ce terme adorable, si bien que je ne peux empêcher mes lèvres de s'incurver en un sourire.
     — OK, ça me va. J'ai plus faim, tu veux finir ma glace ?
     Elle me tend son pot de glace à moitié fondue, puis dégage un peu sa frange du dos de la main, ce qui a pour conséquence de laisser une traînée de chocolat sur son front et ses cheveux.
     Tadhg se moque gentiment, avant de prendre la serviette qu'il n'a pas encore utilisée et d'y verser un peu d'eau pour débarbouiller le visage de ma fille. Sakura se laisse faire sans protester, tandis qu'un couple âgé s'installe à la table d'à côté. La femme nous regarde un instant avant de dire, d'une voix attendrie :
     — Vous formez une très jolie famille.
     Je manque de m'étouffer avec ma bouchée et m'empresse de rectifier la vérité, bien que sa remarque m'ait un peu fait plaisir, au fond.
     — Oh, pardon ! s'excuse-t-elle immédiatement.
     — Il n'y a rien de mal, la rassure Tadhg, qui montre maintenant à Sakura comment se laver les mains avec du gel antibactérien, bien qu'elle sache déjà le faire.

     Après ce petit moment de gêne, Tadhg finit par céder et me laisser rentrer à l'intérieur pour payer. Lorsque je ressors, je vois Sakura plier en deux et, croyant qu'elle est en train de vomir, m'empresse de les rejoindre. Pourtant, je m'aperçois en arrivant à sa hauteur qu'elle est simplement en plein fou-rire, à n'en plus pouvoir.
     — On se marre sans moi ? demandé-je en haussant un sourcil.
     — Il a presque marché dans un caca de chien ! m'explique Sakura entre deux éclats de rire.
     Je pouffe et croise le regard de Tadhg, qui a remonté ses lunettes sur son crâne. Il fait mine d'être vexé, mais le rire communicatif de ma fille finit par le faire craquer et il laisse échapper un ricanement.
     — Ta fille a crié « Attention, caca ! » au moment où j'allais mettre le pied dedans. J'ai dû me rattraper à la poubelle.
     J'imagine la scène et me moque ouvertement alors que ma petite puce sèche les larmes aux coins de ses yeux. Je ne l'avais jamais vu rire autant.
     — C'était trop drôle ! Il a fait une grimace, genre...
     Elle l'imite, sourcils froncés et bouche ouverte, puis continue de se marrer.
     — Et j'ai raté ça ? dis-je d'un ton déçu que j'espère convaincant.
     — Je crois que j'ai touché une couche de bébé, note Tadhg, dégoûté. Pleine.

     Le rire de Sakura continue jusqu'à ce qu'on monte dans le tram, puis lorsque nous marchons vers notre immeuble.
     Le soir, juste avant d'aller dormir, elle continue de se moquer. Je craque avec elle en l'écoutant me raconter la scène, encore et encore, heureuse de la voir si... vivante.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant