Chapitre 52 - Lucile

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Le 10 septembre 2022, Montpellier

     — Sakura, s'il-te-plaît, dépêche-toi !
    — Mais je veux pas y aller !
     Assise sur le canapé, son doudou choisi ce matin pressé contre son cœur, mademoiselle n'a pas l'air d'humeur à bouger, aujourd'hui. Pourtant, elle doit passer des épreuves fonctionnelles respiratoires et elle n'a jamais rechigné pour y aller jusqu'ici.
     Quatre ans et demi, une vie différente de celle des autres enfants de son âge, une gamine de l'école qui lui dit qu'elle va mourir... Et voilà que ma petite fille, si enthousiaste d'habitude à l'idée d'aller revoir des médecins qu'elle croise rarement, ne veut plus rien entendre.
     — Chérie, ça ne prendra pas longtemps. tenté-je tout en lui mettant ses chaussures.
     — Non !
     Je soupire longuement. Garder mon calme lorsqu'elle décide de se rebeller n'est pas une mince affaire, d'autant plus que je n'ai pas du tout l'habitude de la gronder, elle qui est toujours tellement douce et souriante.
     — Écoute, mon cœur : on va voir s'il reste de la poussière de fée dans tes poumons, et ensuite on ira acheter ce qu'il faut pour faire des hamburgers, d'accord ?
     Chantage : mère indigne. Mais c'est tellement rare que l'on s'autorise un peu de mal-bouffe, et elle le mérite largement.
     Et, enfin, après dix minutes de négociations ardues, mon joli cerisier m'offre une ébauche de sourire et lève enfin la tête pour me regarder :
     — Et des frites, aussi ? demande-t-elle, retenant presque sa respiration jusqu'à ce que j'acquiesce.
     — Oui : des frites, et des hamburgers, et on prendra même des glaces. Deal ?
     Je tends mon petit doigt devant elle, qu'elle s'empresse d'entremêler avec le sien avant de sauter du canapé et de partir quasiment en courant vers la porte.
     — Je pourrai demander au docteur Gallalou s'il veut venir à la maison ? Comme ça, il pourra t'aider à faire la cuisine !
     J'hausse les épaules, prends mes clés et direction l'hôpital, non sans avoir envoyé un texte à Tadhg au passage :

>Moi, envoyé à 13h35 : Salut, toi. Sakura veut que tu viennes à la maison ce soir : hamburgers et frites maison, ça te dit ?

>Tadhg, reçu à 13h38 : Si tu me prends par les sentiments... C'est d'accord, joli cœur.

>Moi, envoyé à 13h39 : Tu veux rester dormir ? Il faudra juste que tu partes avant que mademoiselle se réveille, mais j'ai besoin de retrouver mon énergie, en ce moment. Genre, un petit câlin, HABILLÉS, avec toi.

>Tadhg, reçu à 13h40 : Non mais dis-donc toi, t'as cru que j'allais te laisser pomper mon énergie si facilement ? J'exige au minimum un GROS câlin, habillés, avec toi.

     Je pouffe et manque de trébucher lorsque Sakura me tire par la main devant l'entrée de l'immeuble.
     — Pourquoi tu souris ?
     Parce que tu as réussi, chérie : ton kiné et moi, on est tombé amoureux en un clin d'œil, une fraction de seconde.
     — Tata a fait une grosse bêtise, rien de plus, mens-je.
     Elle fronce légèrement les sourcils, s'arrête une seconde et semble réfléchir, avant de reprendre sa marche :
     — Comme d'habitude, alors ! lance-t-elle, et je m'esclaffe franchement cette fois.
     — Oui, chérie : comme d'habitude !

     Service pneumologie, allergologie et oncologie thoracique, CHU de Montpellier. À dix minutes à pied de chez nous. Passer l'accueil, monter à l'étage dédié au centre de ressource et de compétence de la mucoviscidose, attendre.
     C'est devenu tellement habituel que je pourrais faire le trajet les yeux fermés, maintenant. Même Sakura n'a plus besoin de regarder où elle met les pieds : chaque bouche ou grille d'égout, chaque poteau sur le trottoir, elle sait où les trouver.
     — Mademoiselle Sakura Legrand, ravi de te revoir ! annonce le pédiatre à quatorze heures précises.
     — Bonjour, docteur Bachot ! Maman elle a promis qu'on mangera des frites ce soir, alors j'étais d'accord pour venir montrer mes pouvoirs de fée. On y va ?
     Après un petit air perdu, le médecin me jette un coup d'œil auquel je réponds d'un vague geste de la main avant de le suivre.
     Pneumologue, pédiatre et infirmières attendent dans la pièce. Quarante-cinq minutes d'épreuves : Sakura doit retenir son souffle, puis expirer dans un embout rattaché à une machine de mesure qu'on appelle le spiromètre, et ce plusieurs fois, après avoir pris son bronchodilatateur et qu'il ait fait effet. Le nez bouché par une pince, le but est de vérifier les courbes de ses fonctions respiratoires sur un ordinateur. Exercice de respiration lente, puis rapide, exercice d'inspiration et d'expiration maximale, trente minutes d'examen. Puis prise de sang artériel au niveau du poignet pour vérifier les concentrations de gaz dans le sang. Les résultats nous seront communiqués lundi, après un rendez-vous avec le pneumologue, mais aujourd'hui c'est plutôt bon signe : Sakura n'a pas toussé, pas besoin de faire d'autres exercices.

     Tadhg nous attend devant l'hôpital. Ses jours de repos tombent en week-end, si bien que je m'en veux un peu de l'avoir fait venir ici juste pour faire plaisir à Sakura. Pourtant, son sourire éclatant et la façon dont il fait tourner ma fille dans les airs lorsqu'elle lui saute dans les bras est probablement la plus jolie image qu'il m'est donné de voir.
     — Alors, petite fée, tu as montré de quoi tu étais capable ?!
     — Ouiii ! Le docteur, il a dit : « par-fait », mais maman elle va quand même aller le voir bientôt. Ça veut dire que j'ai plus de poussière de fée, maintenant ?
     Mon cœur se serre face au doute qui s'insinue dans sa petite voix lorsqu'elle pose sa question. Pourtant, elle n'en perd pas sa bonne humeur actuelle pour autant, même lorsque Tadhg dégage un peu les cheveux de son visage et répond :
     — Ça, tu sais, on verra plus tard. Maman et moi, on a très longtemps eu de la poussière de fée dans les poumons. Encore aujourd'hui, d'ailleurs : c'est pour ça qu'on tousse, des fois.
     Bon sang, que je l'aime... J'aime la façon dont il lui explique les choses, j'aime qu'il lui mente pour la protéger de la triste vérité, j'aime qu'il s'occupe d'elle, la rassure, lui apprenne des choses, j'aime la façon dont il la regarde, et dont il me regarde à moi, j'aime aussi ses yeux, et son visage, et... Tout. Je l'aime, lui, tout simplement, dans son entièreté.
     — On peut aller acheter les négédients, maintenant ? Comme ça, après, tu pourras jouer avec maman et moi ! s'impatiente déjà Sakura, reposée sur ses pieds, qui sautille joyeusement.
     — Après vous, demoiselle !
     Un œil sur Sakura, je laisse Tadhg m'embrasser rapidement la joue avant que l'on se mette en route.
     — Bonjour, mo ghrá. T'as passé une bonne matinée ?
     — Tu veux dire, à part cette chipie à qui j'ai dû promettre des hamburgers et des frites pour qu'elle accepte de venir ?
     Et qui, vraisemblablement, a déjà oublié sa mauvaise humeur et son côté grognon de ce matin...
     — Un très gros câlin ce soir pour recharger les batteries, alors.
     — Et un massage des pieds en supplément, ajouté-je.
     — Tout ce que tu voudras, joli cœur.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant