Chapitre 39 - Lucile

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Le 19 août 2022, Marseillan-Plage

      — On y va, joli cœur ? J'ai pris la réservation pour dix-neuf heures trente, on va finir par être en retard.
     J'acquiesce, revenant sur Terre. Il a raison : je peux m'accorder une soirée loin de Sakura, redevenir une femme avant d'être une mère, juste pour quelques heures.
     Nos bras se frôlent tandis qu'il nous guide à travers l'allée principale, toujours animée en ce mois d'août. Cela fait des années que je n'ai pas mis les pieds à Marseillan, et tout semble avoir changé. L'avenue de la Méditerranée est désormais bordée de palmiers, les trottoirs bétonnés d'une façon granuleuse et harmonieuse, des bancs ont été installés à différents endroits afin de permettre un repos bien mérité. Dans l'air moite caractéristique des plages flotte un pêle-mêle d'odeurs de fruits de mer, de pizza et de grillades. Aux terrasses des restaurants, des familles ou de jeunes couples bavardent joyeusement, en tenue légère par-dessus leurs maillots de bain ; les petites boutiques sont toujours ouvertes, et une masse de touristes vont et viennent, torse nu, en claquettes et chapeau sur la tête.
     Je manque de tomber lorsque Tadhg s'arrête devant la terrasse d'un restaurant, son bras retenant le mien. Le bruit alentour ne me permet presque pas d'entendre sa voix lorsqu'il s'adresse à l'homme qui attend à l'entrée, puis ce dernier nous guide jusqu'à une table située dans la terrasse partiellement fermée. L'ambiance générale nous plonge presque au cœur des îles : une musique passe en fond, le mobilier en bois se marie parfaitement avec le sol, les serviettes alternant entre la couleur jaune et la couleur bleue parfont l'image que renvoie le restaurant.
     — Alors, ça te plaît ? finit par me demander Tadhg tandis qu'une jeune serveuse nous apporte les menus.
     — C'est... Parfait. Mais tu n'aurais pas dû, vraiment ; un pique-nique aurait suffit, l'informé-je, bien qu'étant actuellement sur un doux nuage de coton.
     Il arque un sourcil tout en posant sa main sur la mienne, ce qui déclenche une petite envolée de papillons dans mon ventre. Impossible à nier, désormais : je suis tombée amoureuse de lui.
     — Lucile, c'est ta première soirée sans ta fille depuis quatre ans, on se devait de marquer ça. Mais je garde l'idée du pique-nique pour la prochaine fois, rajoute-t-il avec un sourire.
     Je me concentre sur la carte pour éviter de dire quelque chose que je ne devrais pas lâcher maintenant, et les prix affichés me font grimacer ; loin d'être très excessifs, c'est déjà énorme pour mon petit salaire. Les fins de mois sont toujours compliquées, et me payer un restaurant n'est pas une priorité.
     — Arrête de regarder les prix, c'était mon idée, c'est moi qui régale, me sermonne Tadhg, un doigt baissant le haut de la carte qui cache en partie mon visage.
     — Désolée...
     Pourquoi je suis autant nerveuse, depuis qu'il est venu me chercher ? Ce n'est sûrement pas le fait de laisser Sakura chez ses grands-parents qui me met dans un tel état de stress : elle était même ravie d'aller chez eux lorsque je l'ai déposée en début d'après-midi. Pourtant, si tout a semblé relativement naturel entre Tadhg et moi depuis que l'on se connaît, je dois dire que ce soir... ce n'est pas la même. Et si je fais quelque chose de mal ? Et si je dis un truc de travers ? Et si tout ça ne menait à rien ? Et si, et si, et si...
     — Tu prends un cocktail ? Le Blue Lagoon me tente bien...
     — Mmh... Ça fait des années que je n'ai pas bu de trucs aussi forts, je crois que ça va me monter trop vite si je prends un truc... avoué-je doucement, presque honteuse d'être devenue l'image de la mère parfaite.
     Il faut dire que lorsqu'on tombe enceinte à vingt ans, tout le monde s'imagine que mis à part ouvrir les cuisses, on ne sait rien faire. Pour échapper à ces idées sur la maternité quand on est étudiante, il n'y a qu'une seule chose à faire : se ranger, s'oublier, pour se consacrer uniquement à sa petite famille. On passe d'un shot de vodka en soirée à un verre de vin blanc lors des repas de famille, des nuits passées à danser jusqu'au petit matin à des nuits couché à côté de notre enfant parce qu'il est malade, on se fait dévisager dans la rue lorsqu'on balade notre nouveau-né, on se fait juger lorsqu'on dit que le père est absent.
     — Et alors ? Je tiens plutôt bien l'alcool, je serai ravi de te servir de béquille si tu ne marches plus droit.
     Je roule des yeux tandis qu'un léger sourire que je ne peux empêcher prend place sur mon visage.
     — OK... Hum... Une Piña Colada, peut-être ?
     Ses fossettes se creusent avant qu'on vienne prendre notre commande : après les cocktails, ce sera moules-frites à volonté et glace en dessert. Je ne suis pas sûre que les moules soient le meilleur choix pour un premier rendez-vous – si on peut appeler cette soirée de cette façon – mais soit, ça fait un bon bout de temps que je n'ai pas profité d'un repas au point de m'éclater l'estomac.

     — Bon, on trinque à... nous ? demande-t-il en levant son verre dans ma direction.
     — Tu m'as l'air bien sûr de toi, Tadhg. La soirée ne fait que commencer, qui te dis qu'elle va bien se terminer ? plaisanté-je tout en faisant teinter nos verres, avant de prendre une gorgée du cocktail à la noix de coco.
     — Une petite fée m'avait l'air sûre d'elle, et je crois en ses pouvoirs.
     Je pouffe, un peu gênée par son regard posé sur moi depuis quelques minutes. En même temps, tu veux qu'il regarde qui ? Oui, bon...
     — Bon... Raconte-moi tout. Passions, loisirs, obsessions, défauts, qualités... Et ne me fais pas le coup du « il n'y a rien à savoir », joli cœur, me prévient-il.
     La longue minute de réflexion qu'il me faut avant de trouver quoi dire me prouve encore une fois que je me suis totalement effacée depuis la naissance de Sakura. Où sont passés ma jeunesse, mes envies, mes rêves ? J'ai tout laissé tomber lorsque le mot mucoviscidose est sorti pour la toute première fois de la bouche du docteur Bachot. Depuis, tout mon monde tourne autour de la maladie, de ma fille, des rendez-vous médicaux. Je n'ai plus une seule amie, mon cercle social se limite à ma famille et aux médecins qui suivent Sakura...
     — Je... J'ai fait du piano pendant quinze ans, un peu de danse au collège... bredouillé-je, cherchant dans les tréfonds de ma mémoire les réponses à sa requête. J'adorais lire aussi, et j'avais une fâcheuse tendance à toujours remettre mes révisions au lendemain pour terminer ma lecture en cours. J'étais...
     — Et maintenant ? me coupe-t-il brutalement, sur un ton sérieux qui me déstabilise. Tu parles au passé, mais maintenant, qu'est-ce que tu aimes faire ?
     Merde. Il a raison, qu'est-ce que j'aime faire, aujourd'hui ? Rien.
     — Passer du temps avec Sakura, la regarder s'émerveiller pour un rien, lui raconter des histoires le soir... J'adore la voir venir me réveiller le dimanche matin, sentir son odeur près de moi, la coiffer et l'aider à mettre ses chaussures.
     — Lucile, t'as pas bien compris : qu'est-ce que tu aimes, mis à part ta fille ?

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant