Chapitre 69 - Lucile

19 3 0
                                    

Le 26 novembre 2022, Montpellier

Je vois les yeux de madame Gallagher se remplir de larmes alors que Tadhg lui tend un mouchoir, le visage crispé, la mâchoire serrée. Je sais qu'il redoutait ce moment, et le voir arriver maintenant augmente son inquiétude, qui ne le quitte plus depuis que ses parents l'ont appelé la semaine dernière.
Je pose une main sur sa cuisse pour le rassurer, offre un léger sourire à sa mère et pose ma cuillère dans mon assiette, désormais vide.
- Je m'accroche à chaque seconde avec elle, confié-je. Tout n'est pas facile, mais on fait avec.
Elle tapote ses yeux avec une serviette en papier, ignore son mari qui lui baragouine je ne sais quoi en irlandais et passe un doigt sur le bracelet à son poignet, que j'ai déjà remarqué lorsqu'ils sont arrivés. Il représente un cœur, avec le prénom de Ciaran gravé à l'intérieur. Celui de Tadhg n'y est pas.
- Mon Ciaran avait quinze ans quand on me l'a pris, vous savez... Un foutu cancer, les médecins ne se sont pas assez battus pour le sauver.
Ou alors, Ciaran était juste trop fatigué pour continuer à se battre, ai-je envie de contrer. Pourtant, je sais ce que peut éprouver une mère face à son enfant malade : la culpabilité, l'envie de rejeter la faute sur tout le monde, de hurler à l'injustice. Alors je me contente de hocher la tête, et de la laisser continuer :
- C'était un bon garçon, gentil et attentionné. Il avait beaucoup de projets pour l'avenir, à son âge... Et une petite-amie merveilleuse qui est restée à ses côtés jusqu'à la fin. Tu te souviens, Tyron ?
Le père de Tadhg acquiesce et prend la main de sa femme sur la table, lui glisse encore quelque mots que je ne comprends pas et s'excuse :
- La plaie est encore ouverte, vous savez. On ne se remet pas de la perte d'un enfant en un clin d'œil, et Ciaran... Il est irremplaçable. Il adorait le dessin, et il était fan de football. Enfin... Vous savez ce qu'on dit : ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier...
Sous ma main, les muscles de Tadhg se contractent alors qu'il se retient de dire quelque chose. Je lui jette un coup d'œil en coin, pour découvrir son visage plissé par toute la colère qu'il contient depuis des années. Je décale mes doigts pour trouver les siens, que je serre longuement, espérant ainsi le détendre un peu - suffisamment pour que l'on termine la soirée sans disputes, du moins.
- Comment était Tadhg, petit ? éludé-je finalement lorsque le silence se fait trop long.
Ses parents se regardent une longue minute, puis son père prend la parole :
- Oh, un petit garçon très vif, qui faisait beaucoup de colères ! Je me souviens d'une fois où il a insisté pour prendre des cours de guitare. Il n'en a fait que deux, avant de décréter que ça ne lui plaisait pas et qu'il voulait se mettre à la batterie !
J'avais espoir de détendre l'atmosphère avec ma question, mais Tadhg dégage sa main de la mienne, la pose sur la table et baisse le regard sur son assiette.
- C'était pas moi, c'était Ciaran. Je n'ai jamais voulu prendre des cours de musique.
Sa voix, d'ordinaire plus rauque lorsqu'il parle dans ses langues natales, l'est encore plus alors qu'il a annoncé la méprise d'un air détaché. Son père s'apprête à reprendre la parole, mais il le coupe et continue :
- C'est aussi Ciaran qui voulait faire du foot, du rugby, qui a fumé en douce quand il avait douze ans, et qui a insisté pour aller à un concert de rock avec toi quand il en avait treize. Ne vous forcez pas, tous vos souvenirs de mon enfance sont ceux de celle de Ciaran.
Une tension à couper au couteau prend place dans l'appartement alors que madame Gallagher laisse tomber sa cuillère, qui tinte contre le rebord de l'assiette. Tadhg se lève d'un bond, tourne les talons et rejoint la chambre, dont il tire la porte.
Je m'excuse une seconde auprès de ses parents avant de me décider à le rejoindre, et le trouve assis sur le bord du lit, le visage entre ses mains, les épaules secouées par des sanglots. Je prends place juste à côté pour le prendre dans mes bras. C'est la première fois que je le vois pleurer. Et ça me brise le cœur de voir que, comme moi, l'enfant tapi dans l'ombre a toujours été là, attendant le moment de sortir pour se libérer de sa souffrance.
- Dis-leur de partir, s'il-te-plaît, lâche-t-il dans un souffle.
- Tadhg...
- Non. S'il-te-plaît, Lucile.
Je m'exécute à contrecœur, m'excuse auprès de ses parents et leur promets de remettre ça à un autre soir, puis rejoins Tadhg, qui pose sa tête sur mes cuisses et continue de laisser les larmes couler. Je le laisse faire, une minute, puis cinq, puis dix, avant qu'il finisse par se redresser et se déshabiller dans des gestes lents. Serrée dans mon collant trop petit depuis le début de la soirée, je me retrouve moi aussi en sous-vêtements, puis me glisse sous les draps en lui intimant de faire de même. La seconde qui suit, ses bras sont autour de moi alors que sa bouche laisse une traînée de baisers sur mon épiderme, passant de mon menton à mon cou, puis le haut de ma poitrine.
- Je suis désolé, mo ghrá. Tu n'aurais pas dû assister à ça...
Je saisis sa mâchoire d'une main, remonte son visage vers le mien et tente de le rassurer :
- Ça devait arriver, ne soit pas désolé.
Je l'embrasse plus fort que les autres fois, caresse la peau de son dos, le laisse me faire basculer sous lui. Une main posée sur ma taille, l'autre sur le matelas pour ne pas m'écraser, il me laisse à peine reprendre mon souffle entre deux baisers fiévreux, sa langue ne voulant pas quitter la mienne. Il a besoin d'une distraction pour oublier la soirée, et s'il la trouve en moi, soit. Qu'il en soit ainsi.
Je descends ma main plus bas, frôle ses fesses à travers le tissu de son boxer, puis la passe entre nos deux corps pour la poser sur son entrejambe, gonflé par son désir. Pourtant, il s'arrache à ma bouche et saisit doucement ma main pour la retirer de son sexe, puis enfouit son visage dans mon cou.
- Pas ce soir, joli cœur. Je ne veux pas que tu te sentes obligée parce que je viens de craquer.
Avant même de me laisser en placer une, il se retourne sur le dos et m'attire à lui, me gardant nichée dans ses bras, la pulpe de ses doigts caressant mon dos. Je me redresse pour enlever mon soutien-gorge et être plus à l'aise, puis le balance au pied du lit, avant de retrouver ma place contre lui.
Nous ne parlons plus pendant dix interminables minutes. Puis, enfin, sa voix perce le silence :
- Demande-leur n'importe quoi sur moi, ils répondront toujours quelque chose en rapport avec Ciaran en pensant que c'est moi qui l'ai vécu. Je t'avais prévenue qu'ils se foutaient de savoir ce que je faisais de ma vie. J'ai jamais eu d'importance pour eux, j'ai jamais remplacé Ciaran.
J'embrasse son torse avant de relever la tête pour croiser son regard.
- Tu as de l'importance, Tadhg, assuré-je. Pour moi, tu as de l'importance, et tu es irremplaçable.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant