Chapitre 11 - Tadhg

48 9 1
                                    

Le 16 avril 2022, Montpellier

     Ce matin, Sakura a passé des épreuves fonctionnelles respiratoires et une radiographie des poumons, comme elle en a l'habitude plusieurs fois par an. Elle a débarqué avec son grand sourire, saluant tous les autres patients, et une nouvelle coupe de cheveux qui la fait ressembler à une vraie petite fille, avec sa frange coupée juste au-dessus des yeux.
     Nous venons tout juste d'avoir les résultats mais ils ne sont pas les meilleurs du monde. Les derniers remontent à quatre mois, et ses voies respiratoires étaient moins encombrées qu'aujourd'hui.
     L'équipe au complet s'est donc réunie en début d'après-midi. La petite patiente dessine dans un coin de la pièce, tandis que Lucile, la jambe tremblotante depuis le début de la journée, nous écoute attentivement.
     — Jusqu'ici, l'état de santé de Sakura ne nécessitait pas de corticoïde, mais on va commencer à l'introduire dans son traitement, en complément des bronchodilatateurs. Ça va ralentir l'évolution, mais il va falloir augmenter le nombre de séances d'aérosol.
     — On en est à trois par jour, déjà. Vous savez ce que c'est, de devoir forcer une petite fille de quatre ans à respirer dans un nébuliseur ?
     Elle tente de garder son calme, mais je vois bien, dans les signes de nervosité qu'elle laisse échapper, qu'elle pourrait craquer à tout moment. Dire merde une bonne fois pour toute à la mucoviscidose, et laisser sa fille mener une enfance normale.
     — Faites passer ça pour un jeu, ça marche toujours mieux.
     Ce pédiatre commence sérieusement à me sortir par les yeux ; je sais qu'on ne doit pas être trop touchés par les patients, pour garder un statut purement professionnel, mais on parle d'une gamine de quatre ans qui a passé plus de temps au CRCM pour son suivi médical qu'à l'école avec ses copains, cette année.
     — Et vous croyez que ça n'est pas déjà ce que je fais ?! Elle n'a plus deux ans, elle se rend très bien compte que ses petits camarades ne mènent pas la même vie qu'elle !
     Lucile hausse à peine le ton pour éviter que Sakura l'entende, mais c'est assez pour qu'un poids vienne écraser ma poitrine. C'est la première fois en trois ans que je la connais qu'elle s'autorise à dévoiler le fond de sa pensée, à baisser un peu les armes, et à se révolter contre la mucoviscidose qui prive sa fille d'une vie normale.
     — On va y aller crescendo ; ajoutez-en une dans un premier temps, puis augmentez le rythme. L'idéal, ça serait qu'on arrive à six séances par jour d'ici le mois prochain.
     — Maman, tu veux voir mon dessin ?
     Lucile croise mon regard en tournant la tête vers Sakura, ses yeux inondés de larmes qu'elle retient. Je lui fais un petit signe de tête avant de me lever et de rejoindre ma patiente, un reniflement suivi d'un sanglot étouffé résonnant derrière mon dos.
     — Ta maman est occupée, tu me laisses le voir ?
     Elle me tend une feuille de papier, puis pointe chaque bonhomme bâton un à un.
     — Ça, c'est maman. T'as vu, j'ai même fait ses cheveux ! Ça, c'est moi et mon doudou, et ça c'est toi. Je t'ai dessiné plus grand que maman, comme dans la vraie vie. Ça, c'est un cerisier, mais il est pas beau. Tu peux m'en dessiner un ?
     Je réfléchis une seconde à ce qui pourrait remonter le moral de sa mère, choisis trois crayons de couleur et retourne la feuille pour dessiner les racines, puis le tronc et les branches de l'arbre en marron. Une fois satisfait du résultat obtenu, je m'empare du fuchsia pour créer les carpelles des fleurs, passe aux pétales avec un rose pâle et rajoute des petits bourgeons sur les branches.
     — Je peux aller le montrer à maman ? C'est trop beau, t'es trop fort !

     Cela faisait plus de deux ans que je n'avais pas pris un crayon en main pour laisser libre court à mon imagination. Pourtant, le dessin a toujours fait parti de moi ; gamin, je passais mes journées de vacances à gribouiller sur tout et n'importe quoi, dans l'espoir que mes parents me remarquent, pour une fois. C'est ensuite devenu une réelle passion, un moyen de m'exprimer autrement qu'avec des mots.

     Jetant un coup d'œil vers la table ronde, je remarque que les médecins remettent de l'ordre dans leurs papiers, signe que la réunion est presque terminée.
     — Je suis sûr que ça lui fera très plaisir.
     Elle me prend la main, entremêlant ses petits doigts aux miens, et sautille pour arriver jusqu'à la femme qui lui a donné la vie.
     — Regarde, le docteur Gallalou il m'a dessiné un cerisier ! Il est fort, hein ?
     Lucile contemple le dessin quelques secondes, et je peux voir l'instant où elle remarque la forme particulière de l'arbre, ses yeux se mettant à briller et un sourire se peignant sur son visage.
     — Est-ce que c'est... Vous avez...
     Son regard alterne entre la feuille de papier et moi, sa main se pose sur sa bouche pour masquer sa surprise.
     — Des poumons transformés en cerisier, acquiescé-je.
     Une unique perle roule sur sa joue, qu'elle balaie d'un revers de main. Elle caresse du bout des doigts les fleurs du cerisier, avant de planter ses iris sombres dans les miens.
     — Merci. Pour tout ce que vous faites pour elle. Je sais que c'est seulement votre boulot, mais... Vous lui rendez le sourire, et c'est la seule chose qui compte pour moi.
     — Ne laissez jamais personne vous faire douter de votre rôle de maman, Lucile. Sakura vous aime tellement, elle puise sa force en vous. Alors ne baissez pas les bras. Si les racines meurent, l'arbre meurt, lui aussi. Et il n'en est qu'au début de sa floraison, pour l'instant.
     Elle hoche la tête, prend sa fille dans les bras avant de lui embrasser la joue.
     — Pourquoi t'es triste ? Tu t'es encore fait un bobo ?
     La question si innocente de son petit cerisier la fait rire.
     — Non, chérie. Je suis simplement la plus heureuse du monde d'avoir une petite fille comme toi. Je t'aime, ma puce.
     — Je t'aime encore plus fort ! Gros comme le monde !

     Lucile a beau avoir donné la vie à l'âge où d'autres passent leurs soirées en boîte de nuit, elle n'en reste pas moins une mère absolument formidable, et j'admire le courage dont elle fait preuve chaque jour pour maintenir le cap en nageant à contre-courant. Elle a réussi à élever une petite fille polie, amusante et attachante, qui ne se plaint jamais de devoir supporter tous ces allers-retours à l'hôpital.

     Je suis sûr d'une chose : tant que les racines tiendront, le cerisier restera debout lui aussi. Mais le jour où les racines seront fatiguées de supporter tant de poids seules, qu'en sera-t-il du jeune arbre ?

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant