Chapitre 23 - Tadhg

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Le 30 juin 2022, Montpellier

     Trois sorties en moins d'une semaine, c'est un miracle venant de moi. Je n'avais aucune envie de sortir avec Camille et Marc, mais j'avais besoin de me changer les idées.
     Peine perdue : alors qu'ils enchaînent les verres depuis trente minutes, je souris comme un idiot devant mon téléphone.
     — Tadhg, t'es avec nous ? ricane Marc.
     Je relève les yeux de mon écran en verrouillant mon téléphone, avant de passer une main dans mes cheveux.
     — Longue journée, désolé, tenté-je de m'excuser en prenant une gorgée de bière.
     Les deux se regardent une seconde en souriant, puis se tournent d'un bloc vers moi.
     — Raconte tout à Marco et Camcam, mon pote ! m'encourage Camille, un air amusé sur le visage.
     Raconter quoi, au juste ? Que je me suis trop attaché à Sakura et Lucile, que j'ai hésité à rester dormir à l'hôpital pour être plus près en cas de problème, que la simple idée que cette petite puce aille mal me tord l'estomac ?
     — Il n'y a rien à dire, lâché-je un peu trop sèchement.
     — T'es sérieux ? T'es resté à sourire devant ton écran pendant dix minutes, et t'as pas décroché un mot depuis qu'on est arrivés.
     Ils me connaissent un peu trop, ces enfoirés. Frottant mon visage vigoureusement, je soupire et baisse les yeux sur ma chope, avant de me lancer :
     — Ma patiente a été admise au CHU ce matin, et ça m'énerve de ne rien pouvoir faire... Bon sang, elle n'a que quatre ans et elle doit se battre tous les jours pour respirer normalement, son père est un connard qui n'a jamais cherché à la rencontrer jusqu'à ce qu'il tombe dessus par hasard, et sa mère... Elle ne se rend pas compte de tout ce qu'elle fait pour sa fille, alors qu'elle se donne tous les jours à fond pour elle, terminé-je plus bas, honteux de vider autant mon sac.
     Un silence s'ensuit, puis une main se pose sur mon épaule.
     — Tu parles de la petite du cinéma ?
     J'acquiesce, les laissant essayer de me remonter le moral.
     — D'une, Damien est un enculé de n'avoir jamais cherché à la connaître, ça c'est sûr. De deux, la petite était absolument adorable, et t'as raison : c'est dégueulasse que des choses pareilles arrivent à une gosse de son âge. De trois, je crois que la mère t'as tapé dans l'œil, Tadhg, poursuit Camille, et je ne peux retenir un rire face au mot qu'il a employé pour insulter Damien.

     Je reste silencieux, mes pensées dérivant vers le CHU. J'espère que Lucile réussira à trouver le sommeil, et arrêtera de s'inquiéter autant pour sa fille. Elle a besoin de relâcher la pression, de laisser ses doutes au placard et de se concentrer sur le présent, en arrêtant de douter de l'avenir.
     De mon côté, je n'avais jamais ressenti autant d'inquiétude pour un patient jusqu'à ce que je m'occupe de Sakura. Quand Tristan m'a prévenu qu'elle avait fait un malaise... J'étais à deux doigts de vomir. Est-ce que c'est ça, que ressent Lucile tous les jours ? La peur constante d'apprendre une mauvaise nouvelle, de voir Sakura souffrir sans pouvoir prendre sa douleur ?

     — J'ai juste... Fin... Je... bafouillé-je, avant de reprendre ma respiration et de me remuer le cerveau. Ça fait trois ans que Lucile se bat pour offrir une vie confortable à sa fille, et aujourd'hui, pour la première fois, elle s'est autorisée à craquer. Je suis pas censé m'accrocher aux patients, encore moins aux familles, mais toutes les deux... Elles sont l'exception. Et le fait que Damien les ai laissées tomber, ça me sidère.
     Rien qu'à l'idée d'imaginer une Lucile de vingt ans, enceinte, qui se fait larguer par un mec qui n'est pas foutu de prendre ses responsabilités, ça me tue. Merde, quel genre de merde ne donne pas de nouvelles pendant quatre ans, pour ensuite se donner le titre de « papa » alors que Sakura n'a jamais eu de présence paternelle à ses côtés ? J'ai passé plus de temps avec elle que lui, c'est moi qui lui ai appris à enfiler sa veste correctement, pas lui.
     — Si je peux me permettre une remarque, mec : t'es foutu. La gamine avait besoin d'un père, t'as été présent ; sa mère avait besoin d'un soutien, t'étais là aussi. Tu les aimes, toutes les deux, et je crois que ça te ferait du bien de passer un peu de temps loin d'elles.
     Je m'apprête à riposter, mais Marc me coupe l'herbe sous le pied en continuant sa leçon de moral :
     — T'es pas censé vouloir autant les protéger, Tadhg. OK, la maman est canon et la petite est adorable, mais c'est pas une raison pour te comporter comme son père. T'imagines ce qu'elles vont ressentir, si tu te fais muter ailleurs un jour ? L'une perdrait ses repères, l'autre son soutien émotionnel, et toi tu finirais comme une merde à déprimer d'être parti, me sermonne-t-il, sans toutefois élever la voix.
     Je sais qu'il a raison : m'être autant accroché à elles, c'était la pire chose qu'il pouvait m'arriver. Pourtant, une colère sourde monte en moi et je finis par m'emporter :
     — Vous ne comprenez rien, de toute façon ! Marc, tu passes tous tes week-end à droite à gauche pour agrandir ton tableau de chasse, alors qu'à trente ans, il serait vraiment l'heure que tu te poses. Camille, ça fait douze ans que t'es avec ta copine, tu vas te marier, et c'est génial. Olivier a un boulot qu'il adore, un fils et une femme qui l'aiment. Mais moi ? J'ai rien, mis à part le CHU, Sakura et Lucile. Mes parents ne m'ont jamais regardé, ils se sont barrés le jour où j'ai pu être autonome financièrement, je n'ai pas eu de relation sérieuse depuis trois ans, la seule chose qui me rend vivant, c'est d'être là pour mes patients, et tant pis si je deviens un pauvre con qui s'accroche à une gamine de quatre ans comme si c'était la sienne, parce que putain, je l'aime, cette petite ! explosé-je, la respiration hachée.
     Cet aveu me surprend moi-même. Évidemment, que j'aime Sakura. Et Lucile. Je m'en étais même déjà rendu compte, mais j'avais essayé de refouler ces sentiments.
     Un très long silence suit mon monologue, un poids dont j'ignorais l'existence quitte mes épaules. Les deux me scrutent, les yeux grands ouverts, tandis que j'évite de croiser leur regard, gêné. Je ne me suis jamais plaint de ma vie, de mon enfance, ou de mes parents. Mais aujourd'hui, tout est sorti, et je prends conscience de tout ce que je ressens depuis toutes ces années, sans oser les avouer à haute voix.
     — Je vais y aller, soupiré-je finalement en me levant.
     — Tadhg ? Je crois que tu devrais dire à Lucile ce que tu ressens, pour elle et pour sa fille. Ça lui ferait du bien, me conseille Camille, une moue désolée sur le visage.
     Je passe à nouveau une main dans mes cheveux.
     — Elle n'est pas prête à laisser entrer quelqu'un dans sa vie, et je n'ai aucune envie qu'elle se sente obligée de prendre de la distance. J'ai pas envie... de les perdre.
     Je n'attends pas sa réponse avant de quitter le bar, à deux doigts de craquer devant eux.
     C'est trop.
     Trop à devoir avouer d'un seul coup, trop de choses retenues jusqu'ici, trop de douleur liée à mon enfance qui remonte subitement.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant