Le 18 mars 2023, Montpellier
— À quoi tu penses, joli cœur ?
Il est neuf heures du matin, nous devons aller chercher Sakura chez ma sœur vers midi, pourtant je n'ai aucune envie de sortir de ce cocon si rassurant. Aucune envie de quitter le corps de Tadhg, ses caresses sur mon bras dénudé, ses baisers dans mes cheveux.
— À la vie qui a décidé de me voler ma fille, avoué-je en ravalant un sanglot.
— Deux ans, Lucile. Il nous reste deux ans pour que Sakura découvre toutes les merveilles de cette terre, et je te promets qu'elle va passer les meilleurs moments de son existence.
Je hoche à peine la tête avant de plonger mon visage dans son cou, humant son odeur si particulière – un mélange de gel douche et de transpiration, due à notre longue séance de sport cette nuit.
— C'est injuste, hoqueté-je en sentant une larme s'échapper. C'est beaucoup trop injuste...
Il continue de tracer des lignes sur ma peau du bout des doigts, resserre sa prise autour de ma taille et embrasse mon front.
— Je sais, mo ghrá. Ça ne devrait jamais arriver, mais il va falloir que tu restes aussi forte que tu l'es depuis cinq ans, d'accord ? Tant que les racines tiendront, le cerisier tiendra, assure-t-il dans le creux de mon oreille. Et on va former une famille, et je vais t'épouser, adopter Sakura, vous offrir tout ce que vous méritez, et je serai toujours là lorsque la fleur s'envolera. On va s'en sortir, Lucile, je te promets qu'on va s'en sortir.
Et si moi, je n'avais plus envie de m'en sortir ? Et si les racines en ont marre, de voir l'arbre plier sans rien pouvoir faire pour empêcher les fleurs de s'envoler ? Et si, cette fois, la seule solution était de tout laisser tomber sans chercher à s'accrocher à un espoir, à un miracle qui n'arrivera pas ?
— Comment je peux continuer à regarder ma fille dans les yeux en souriant, alors que dans deux ans, je ne pourrai plus l'entendre rire ? Je l'ai tuée, Tadhg. J'ai condamné ma fille, et maintenant, on va me l'enlever...
Je m'étrangle avec mes pleurs, trempant le torse de Tadhg. Il ne bouge pas. Il ne dit rien. Il se contente de me laisser déverser un torrent de larmes sur lui. De me serrer toujours plus fort. De m'embrasser encore plus fort. De me renforcer.— Maman ! Regarde, tatie elle a mis du rose sur ma bouche, comme elle ! Tu veux en mettre aussi ? Est-ce que je peux essayer d'en mettre à Tadhg ? Vous avez fait quoi, tous les deux ? Nous, on a mangé du pop-corn, et après on a regardé un dessin-animé, et après je suis allée faire dodo.
Mon sourire revient dès la seconde où Sakura se jette dans mes bras. Je la fais voler un instant dans les airs en l'écoutant me raconter sa soirée, l'étouffe sous mes baisers partout sur son visage et la serre aussi fort que possible dans mes bras. Deux ans.
— J'en déduis que tu as passé une excellente soirée, petit cerisier ? demandé-je en dégageant sa frange de ses yeux.
Elle acquiesce vivement, tend les bras à Tadhg et serre son cou entre ses bras :
— Est-ce qu'on peut passer la journée à faire des gâteaux ? s'extasie-t-elle déjà, bien qu'il soit à peine onze heures et demie.
— D'abord, on va aller manger quelque part tous les trois, ma puce. Et demain, on fera tous les gâteaux possibles, ça te va ?
Sakura lui donne un high-five sans se départir de son sourire, j'en profite pour prendre une photo des deux personnes les plus importantes de ma vie.
Créer des souvenirs. Ne jamais oublier.Nous prenons la route pour Béziers dans une ambiance légère. Tadhg, au volant, lâche ma main seulement pour passer les vitesses, avant d'entremêler à nouveau nos doigts sur ma cuisse. Sakura chante à l'arrière, tout en jouant avec sa peluche – un éléphant, offert par Tadhg pour Noël.
Le printemps n'est pas encore installé, pourtant l'air extérieur est agréable. Seule une légère brise permet de nous rappeler que l'hiver est encore là. Pourtant, dans l'habitacle, une douce chaleur se diffuse.
Sakura tousse plusieurs minutes, réussit à s'arrêter et peine à reprendre sa respiration.
Premier coup de poignard, premier signe que son état de santé se dégrade.
— Ça va, ma puce ? lui demande Tadhg en jetant un rapide coup d'œil dans le rétroviseur tandis que je cherche un mouchoir dans mon sac.
— Oui, c'est la poussière de fée qui m'a gênée.
Deuxième coup de poignard.
— On est bientôt arrivés, chérie, annoncé-je en me retournant pour lui tendre le nébuliseur. Tu veux bien mettre ça sur ton petit nez ?
Les séances d'aérosol sont systématiques, désormais. Dès que mon joli cerisier a du mal à respirer, elle doit le garder quelques minutes, puis tousser tout ce qu'elle peut. Pour retarder l'avancée de la mucoviscidose, dans l'espoir de trouver des poumons compatibles.
— Qu'est-ce qu'on va faire aujourd'hui ?
Sa petite voix coupe court à toutes mes pensées négatives. Tadhg se gare dans le parking sous-terrain d'un centre commercial puis éteint le moteur, avant d'offrir un grand sourire à Sakura :
— On va aller faire les magasins, ma puce. Et ensuite, on a un rendez-vous très important tous les trois.
— Est-ce que je pourrai acheter tout ce que je veux ? questionne notre fille alors que je détache sa ceinture.
— Pas tout tout, rectifié-je. Mais on va acheter des bonbons, et des vêtements, et quelques jouets... Et ce soir, si la poussière de fée ne t'embête pas trop, on ira au cinéma.
Elle sautille sur place avant de prendre ma main et celle de Tadhg, se retrouvant entre nous deux.Dans trois heures, Tadhg sera son papa.
Dans trois heures, Sakura Legrand deviendra Sakura Legrand-Gallagher.
Dans trois heures, nous allons former une famille.
Et je me fiche de savoir si c'est trop tôt, trop brusque, irréfléchi.
Il reste deux ans à ma petite fille. Deux ans, qu'elle mérite de passer avec une maman... et un papa.
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Et les mistrals gagnants...
RomanceLucile, vingt-quatre ans, élève seule Sakura, sa fille de quatre ans. Son "joli cerisier", comme elle aime tant l'appeler. Fort, robuste, qui peut traverser toutes les tempêtes. Seulement, parfois, les tempêtes sont trop puissantes pour un si jeune...