Chapitre 65 - Tadhg

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Le 18 novembre 2022, Montpellier

     Sakura est tombée malade. Pas seulement le petit rhume saisonnier qui l'oblige à se moucher toutes les deux minutes, non. Mais une bronchite qui l'oblige à être hospitalisée depuis hier matin afin de pouvoir sans cesse contrôler ses fonctions respiratoires. Avec la mucoviscidose, chaque maladie qui touche les poumons est susceptible de détériorer encore plus leur état, ce qui réduirait légèrement son espérance de vie.
     Lucile s'autorise à craquer. Elle s'est retenue plus de quatre ans lorsque sa fille devait rester à l'hôpital quelques jours, mais aujourd'hui, elle n'en peut plus ; je le sais, je le vois dans ses yeux, je l'entends dans sa voix, je le ressens dans les larmes qu'elle accepte de laisser couler.
     J'ai encore plus de mal à la laisser seule aux côtés de Sakura toute la journée, mais des patients attendent que j'aille rendre leur respiration plus facile. Mes gestes se font automatiquement, mes sourires sont crispés, parce que la seule chose qui trotte encore et encore dans ma tête depuis vingt-quatre heures, ce sont elles deux. Le cerisier et ses racines. Les deux femmes les plus fortes que je connaisse, celles pour qui je donnerais un rein sans hésiter si elles en avaient besoin.
     Je n'en avais pas le droit. M'attacher à elles. M'attacher à Sakura. Pourtant, je n'ai pas su empêcher mon cœur de battre un peu plus fort pour Lucile et sa fille, dès les premiers mois après notre rencontre.



     — Ça va, mec ?
     La voix de mon collègue me fait sursauter. Installé dans la salle de repos depuis à peine deux minutes, je ne l'avais pas entendu arriver, bien trop absorbé par toutes mes pensées parasites.
     — Ouais, ouais, mens-je en haussant les épaules. Coup de fatigue, j'ai pas arrêté ce matin.
     Inutile de lui dire que j'ai aussi très mal dormi, passant la nuit entière à bercer Lucile dans mes bras tant elle semblait épuisée de toute cette situation.
     — T'es sûr ? Ça a aucun rapport avec l'admission de la petite Legrand, alors ? lance-t-il d'un ton désinvolte, mettant pile le doigt sur ce qui me tracasse.
     Je soupire longuement sans lui donner de réponse et passe une main dans mes cheveux. Mentir sur ce point-là ne servirait à rien, Tristan sait déjà que Sakura est ma patiente préférée. Pourtant, une part de moi rêve de le contredire.
     — Tu sais que tout le service se doute qu'il y a un truc entre sa mère et toi, hein ? continue-t-il face à mon manque de réaction. J'ai entendu le chef dire qu'il voulait te retirer le dossier de Sakura, la dernière fois.
     Je marmonne dans ma barbe et avale cul sec mon verre d'eau, vérifiant une énième fois si Lucile m'a envoyé un message. Je lui ai promis d'aller la rejoindre en pédiatrie dès que possible, mais l'autre kiné exerçant avec moi n'a pas pu venir ce matin, si bien que je dois reprendre ses patients de la journée.
     — Tadhg, tu m'écoutes ?
     — Quoi ?
     Tristan se laisse tomber face à moi, un mince sourire aux lèvres.
     — Tu sors avec la maman de Sakura ? Tu peux me le dire, je trouve ça carrément bien pour toi si c'est le cas, mais...
     Mais ce n'est pas une bonne idée, je le sais. Parce que sa fille est ma patiente, qu'elle est malade, et que je ne pourrai rien faire si l'état de ses poumons se dégradent. Parce que si la mucoviscidose la tue, je serai impacté autant que le sera Lucile. Et si c'est le cas, me voir lui rappellera sans cesse sa fille, et mon impuissance face à la maladie.
     — J'ai pas besoin qu'on me remonte les bretelles, maugréé-je en me levant. J'ai bientôt vingt-huit ans, je sais que je n'aurais jamais dû craquer pour la maman d'une patiente, mais c'est arrivé, et j'en ai rien à faire de ce que le chef peut penser, ou de ton « mais » qui va forcément aboutir à quelque chose que je n'ai pas envie d'entendre.
     Je tourne les talons, m'apprêtant à partir, mais il me surprend en posant une main sur mon épaule.
     — Relax, Tadhg ! Je suis sincère, je suis vraiment heureux pour vous deux, mais t'as pensé au jour où Sakura va partir ? Je te connais, je sais que tu prends ton boulot à cœur et que des liens se créent inévitablement entre les patients et les médecins du service, mais je pense moi aussi que tu devrais laisser le dossier de Sakura à un autre kiné. Ne serait-ce que pour offrir à cette gamine le semblant d'une famille normale.
     Famille. Je ne sais même pas si nous formons une famille, tous les trois. Entre Lucile et moi, ça ne fait que deux mois et demi ; autant dire rien du tout.
     — Je ne suis pas son père, Tristan. Mais putain, tout ce que je vois quand je la regarde, c'est une petite fille de quatre ans et demi qui a déjà la rage de vivre, et oui, je suis attaché à elle, à toutes les deux d'ailleurs. Je ne laisserai pas un autre kiné faire ce pour quoi je suis moi-même qualifié, ça chamboulerait Sakura et tu le sais : elle n'a jamais supporté qu'une autre personne lui fasse faire ses exercices.
     Et je dis la vérité : le peu de fois où j'ai accepté de prendre quelques jours de congés, j'apprenais à mon retour que Sakura avait pleuré toutes les larmes de son corps en venant à ses séances. Il est hors de question que je la laisse tomber une fois de plus : je lui en ai fait la promesse, je serai toujours là pour elle.
     Tristan ne trouve rien à répondre, m'offre une mine désolée et me laisse retourner auprès de mes patients.



     Je passe le reste de l'après-midi dans le même flou que le matin. C'est à peine si j'écoute la maman de Noé, deux ans, me racontait l'exploit de son fils, qui a réussi à dire le mot « chocolat » la veille au soir. Le jour où Sakura a appris à dire ce mot, j'étais avec elle.
     À dix-huit heures, j'enlève ma blouse, ferme mon cabinet à clé et change d'étage pour rejoindre le service pédiatrique. Même chambre que d'habitude : celle avec une fresque représentant les fonds marins  peinte au mur.
     Je dépose un rapide baiser sur le front de Sakura, encore endormie, une canule dans le nez, puis me laisse tomber dans le fauteuil près de son lit. Lucile sort des toilettes une minute après et vient s'installer sur mes genoux, sa tête se posant contre mon épaule, ma main caressant son bras.
     — Tu as un peu dormi ? demandé-je doucement lorsqu'elle étouffe un bâillement.
     Elle secoue négativement la tête, son regard toujours rivé à son petit cerisier, et finit par murmurer :
     — J'ai l'impression d'avoir condamné mon enfant avant même de lui donner la vie...
     Une unique larme roule sur sa joue, que je m'empresse de balayer du pouce avant de poser mes lèvres sur son crâne.
     — Tu n'as rien fait, joli cœur. Arrête de culpabiliser, tu n'es pas responsable de tout ça.
     Elle hausse une épaule tandis que je resserre mes bras autour d'elle.
     — Je suis celle qui lui a transmis le gêne, Tadhg. J'ai rendu Sakura malade, je suis responsable, et c'est à elle d'en payer le prix.
     Ne sachant quoi dire, je me contente de la garder contre moi et de caresser la longueur de ses cheveux, jusqu'à ce qu'elle ferme les yeux.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant