Chapitre 19 - Tadhg

27 4 0
                                    

Le 30 juin 2022, Montpellier

     — T'es au courant ?
     Je viens tout juste d'entrer dans la salle de repos. Il est quatorze heures, je n'ai pas encore mangé, certains patients n'ont pas réussi à éjecter toutes les sécrétions malgré mes gestes... Une journée qui commence bien, donc.
     Forcément, quand Tristan, un médecin qui travaille dans le service, me pose cette question avec un visage fermé, j'imagine le pire : un autre patient suivi au CRCM est décédé. Ça ne serait pas la première fois, mais ça reste toujours aussi dur à entendre.
     — Au courant de ? demandé-je en prenant mon sandwich dans le frigo.
     — La petite Sakura a fait un malaise ce matin, elle est arrivée aux urgences pédiatriques il y a une heure, ils l'ont hospitalisée en chambre.
     Non, pas ça ! Bon sang, Lucile doit être dans tous ses états.
     — Quel numéro ?
     Ma voix sort bizarrement, nouée par une angoisse qui ne devrait pas être là.
     — 306, comme d'habitude.
     Je ne peux pas les laisser seules ; aussi, je ne prends même pas la peine de remercier Tristan de m'avoir prévenu et file vers l'ascenseur, avant d'appuyer comme un malade sur le bouton d'appel.

     Je salue quelques médecins, marche à grands pas vers la chambre 306. Lucile est là, assise sur le fauteuil, la main de sa fille dans la sienne. Elle chante à voix basse, mais je reconnais les paroles de Mistral Gagnant. Malgré l'émotion qui semble faire trembler sa voix, celle-ci n'en reste pas moins magnifique à écouter.
     Je reste quelques secondes à les regarder, puis Lucile relève les yeux et m'aperçoit, resté sur le pas de la porte. Elle se met debout, me rejoignant à l'entrée de la chambre.
     — On m'a prévenu qu'elle était ici. Est-ce qu'elle va bien ? questionné-je à voix basse, Sakura visiblement endormie dans le lit.
     — Elle s'est déshydratée avec la chaleur. Ils ont dû lui faire deux points de suture au menton, ils la gardent en observation jusqu'à demain après-midi.
     Elle termine à peine ses explications qu'elle fond en larmes, prenant son visage entre ses mains. C'est la première fois en plus de trois ans qu'elle craque réellement devant moi, et je ne sais pas quoi faire. J'aimerais lui dire que tout ira bien, que la mucoviscidose n'aura jamais Sakura, mais ça serait mentir ; que ce soit demain ou dans trente ans, la maladie finira par la tuer.
     Je finis par la prendre dans mes bras, posant ma tête sur son crâne et mes mains dans son dos. Je ne sais pas quoi faire de plus, impuissant face à sa tristesse, alors je la laisse pleurer contre moi, une minute, puis deux, puis cinq, jusqu'à ce qu'elle se dégage doucement en essuyant les dernières perles sous ses yeux.
     — Pardon. Je... Je suis tellement fatiguée de tout ça...
     — Tu as le droit d'être fatiguée, Lucile. Tu as le droit de détester le monde entier, de crier ta rage contre les dieux. Fais-le, libère-toi.
     Elle secoue vivement la tête, les lèvres pincées et le regard éteint, puis se tourne pour regarder sa fille, perfusée, encore plus blanche que d'habitude.
     — Tu te trompes : je n'ai pas le droit de lâcher, pas alors qu'elle s'accroche si fort.
     Elle m'a tutoyé. La dernière barrière est tombée.
     Je ne sais pas quoi lui répondre, parce que je sais qu'elle restera sur sa position ; une maman, qu'importe de quoi souffre son enfant, se sentira toujours coupable de ne pas pouvoir prendre sa douleur.
     — Tu as mangé ? finis-je par demander, devinant non sans mal la réponse.
     — Non, je suis restée avec elle. Elle s'est endormie il y a dix minutes, elle a à peine parlé...
     — Viens déjeuner alors. Les infirmières te préviendront quand elle se réveillera.
     Elle hésite, je le sais. Posant une main sur son épaule, je me retiens de la traîner de force avec moi, mais elle finit par acquiescer. Un dernier baiser sur le front de Sakura, puis elle me suit jusqu'à la cafétéria, sans piper mot. La voir comme ça me brise un peu plus le cœur, elle qui a toujours été si forte pour ne pas baisser les bras.

     — T'as pas d'autres patients à voir ? demande-t-elle finalement, après une bouchée du wrap au poulet qu'elle a commandé.
     — Le prochain rendez-vous est à seize heures trente, je vais rester avec toi aussi longtemps que possible, d'accord ?
     Elle en a besoin. Elle est la seule à devoir supporter tout ce poids depuis la naissance de Sakura, Damien n'ayant pas été foutu de voir la pierre précieuse qu'il avait juste sous les yeux ; pour une fois, elle a le droit d'avoir quelqu'un qui attend des nouvelles avec elle.
     Une autre interminable minute de silence passe, puis elle reprend la parole :
     — Pourquoi avoir choisi de te spécialiser dans la kiné respiratoire ? Tu côtoie des personnes condamnées tous les jours, c'est pas vraiment le meilleur truc pour garder le sourire...
     Je sais ce qu'elle fait : elle essaie de penser à autre chose, en cherchant un autre sujet de conversation que sa propre santé ou celle de sa fille. Je réfléchis à ce que je pourrais lui dire, avant d'opter pour la vérité :
     — Avant de m'avoir, mes parents ont eu un premier enfant, Ciaran. Il avait quinze ans quand il est mort. Cancer des poumons.
     Elle s'apprête à dire quelque chose, mais je continue :
     — Je suis arrivé dix mois après sa mort, un bébé pansement pour combler le vide laissé par mon frère. Sauf que j'en ai souffert, d'être tout le temps comparé à un frère que je n'ai jamais connu, de voir mes parents se déchirer, puis se réconcilier sans me voir, moi, au milieu de ce chaos. Je trouvais mon réconfort dans le dessin, c'est vite devenu une véritable passion. Et puis j'ai grandi, mes parents ont décidé de quitter l'Irlande pour s'installer en France quand j'avais huit ans, mais rien n'a changé.
     — Ils ne t'ont pas aimé comme tu le méritais... Je n'aurais pas dû poser la question, tu n'es pas obligé de répondre.
     Pourtant, elle vient de toucher un point sensible : Tyron et Siobhan Gallagher ne m'ont jamais aimé autant que leur premier fils. Ce constat m'a fait mal durant des années, jusqu'au jour où ils ont décidé de repartir en Irlande pour me laisser seul ici. J'avais dix-neuf ans.
     — Tu sais, quand tu grandis dans la souffrance de tes parents, ça ne te fais ni chaud ni froid d'en parler. Bref... Quand il a fallu que je trouve un plan de carrière, à ma rentrée en Terminale, j'ai voulu faire quelque chose qui rendraient mes parents fiers de moi. Ils avaient perdu un enfant parce qu'il était malade, il a souffert durant ses derniers mois... Mais travailler en unité de soins palliatifs, ou en cancérologie, c'était beaucoup trop inenvisageable. J'ai fait des recherches, et je me suis tourné vers la kinésithérapie. J'ai trouvé une spécialisation pour la kiné respiratoire, et j'ai su que c'était ce que je voulais faire : aider des patients à reprendre leur souffle, ce que mon frère n'a jamais pu faire à cause du cancer.

     Je crois que c'est la première fois depuis des années que je me livre entièrement à quelqu'un.      J'ai passé ma vie à vivre dans l'ombre de Ciaran ; « tu as les mêmes yeux », « vous vous ressemblez beaucoup », « lui aussi, il aimait dessiner ». En revanche, pour mes parents, je n'ai jamais fait le poids face à lui.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant