Le 01 juillet 2022, Montpellier
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, tiraillé entre plusieurs émotions. Colère envers mes parents, inquiétude pour Sakura, tristesse pour Lucile, qui se bat toute seule sans oser demander de l'aide.
Faute de pouvoir trouver le sommeil, j'ai passé des heures à dessiner, gommer, colorier, découper, pour enfin parvenir au résultat souhaité. Le bout de mes doigts est gris à force d'estomper le crayon à papier, je suis exténué, mais c'est revigorant de retrouver toutes ces sensations longtemps oubliées. L'odeur du papier, du crayon, de l'encre... J'ai grandi avec, avant de tout laisser tomber.Il est à peine sept heures du matin lorsque je quitte mon appartement, les clés de voiture de Lucile dans ma poche, et rejoins l'arrêt de tramway. Je m'arrête à l'arrêt Université des sciences et lettres, puis, après un trajet en navette, j'arrive enfin devant le zoo du Lunaret, où Lucile a laissé sa voiture hier.
Je piétine entre les véhicules avant de trouver le sien, stationné sur une place gratuite – heureusement, sinon elle se serait ruinée en parking. Je souris face à l'autocollant « bébé à bord », ouvre son coffre pour le décoller et le remplace par le dessin que j'ai fait cette nuit, sûr que ça va lui plaire. Leur plaire.
Je me prends les bouchons, la joie d'habiter Montpellier et d'être en centre-ville à l'heure de pointe, et finis par retrouver la route jusqu'au quartier de Lucile, où je trouve une place après avoir tourné cinq minutes de plus.Mon téléphone vibre au moment où je coupe le contact, et je m'empresse de le déverrouiller en voyant le nom qui s'affiche.
>Lucile Legrand, reçu à 8h32 : Bonjour ! Le pédiatre est passé, on sort à quinze heures. Sakura a repris des forces, elle n'arrête pas de demander quand est-ce que tu arrives, et si tu comptes lui ramener un autre jouet... Elle veut faire des cookies, en rentrant, donc... Si tu veux te joindre à nous, ça lui ferait plaisir. Mais on est vendredi, tu dois sûrement travailler, ou avoir des trucs plus importants à faire, ne te sens pas obligé d'accepter. Et je crois que je m'égare encore... désolée.
Un sourire naît sur mon visage, le soulagement m'envahit à l'idée que Sakura aille bien, mais la discussion que j'ai eue hier avec Camille et Marc me revient en tête.
Je bosse jusqu'à quatorze heures, aujourd'hui. Un autre kiné libéral propose des visites à domicile, si bien que certains patients suivis au CRCM préfèrent éviter de faire le déplacement jusqu'au CHU, ce qui allège mes journées de travail et me permet d'avoir plus de temps libre.
Cependant, ça ne serait pas raisonnable, si j'acceptais sa proposition. Je le sais, pourtant mes doigts tapent plus vite que mes pensées me torturent, et j'appuie sur « envoyer » sans même relire mon message.>Moi, envoyé à 8h36 : Salut ! Je termine à 14h, je vous rejoins après ? On partira ensemble pour aller faire ces fameux cookies. Dis à Sakura que je lui achèterai un nouveau livre de coloriage si elle est sage, mais pas tout de suite. Et arrête de t'excuser, bon sang !
>Lucile Legrand, reçu à 8h40 : Si ma fille devient une peste qui obtient toujours ce qu'elle veut, je t'en tiendrais pour responsable, sache-le. Oh, elle me dit aussi de te dire que c'est cool, que tu sois une fée, toi aussi ; ça veut dire qu'un jour, tous les trois, on se retrouvera au pays des fées et on pourra manger les nuages en marshmallow (au fait, j'ai terriblement honte de l'avouer, mais je vous ai écouté, hier... merci de lui avoir raconté tout ça).
Je pince les lèvres, embarrassé qu'elle m'ait entendu parler d'un sujet pareil avec sa fille. Je ne crois pas que Sakura ait compris le sens caché de mes mots, mais cela n'a pas échappé à Lucile, évidemment. Elle aurait pu m'en vouloir, et elle me remercie. Elle est géniale.
>Moi, envoyé à 8h42 : Ah parce que toi aussi, t'es une fée ? Merde, je pensais pas qu'on était si nombreux à avoir entrepris un voyage sur Terre ! Tu gâches tout mon plaisir, là, c'est pas sympa.
>Lucile Legrand, reçu à 8h43 : Fallait pas commencer, avec ton histoire de poussière de fée à tousser à la fin des séances. Je ne pouvais pas avouer à ma fille qu'elle était malade, c'est le premier truc qui m'est venu... et ensuite, tu l'as appelé « petite fée », évidemment qu'elle y a cru, à mon histoire.
Je me marre comme un andouille, seul dans cette voiture qui dégage la même odeur de monoï que j'ai sentie sur elle hier, et je me promets une chose : un jour, je réussirai à faire baisser les armes à Lucile pour qu'elle m'accepte dans sa vie.
De toute façon, ça ne sert plus à rien de le nier, maintenant : je suis tombé amoureux d'elle jour après jour, semaine après semaine, année après année. Ses sourires, ses yeux, son visage toujours un peu fatigué, mais qui n'en reste pas moins magnifique à regarder, la façon dont elle parle à sa fille, tellement douce, le courage qu'elle montre chaque jour pour supporter le mistral qui fait plier son cerisier...
Elle est parfaite.**
Ma journée est passée dans une routine parfaitement rodée : massage de l'abdomen, exercices de respiration, patients qui baissent les bras ou qui attendent encore un miracle... J'adore mon boulot, mais certains jours sont parfois lassants ; aujourd'hui en fait partie.
De ce fait, je suis soulagé lorsque je ferme la porte de mon cabinet à clé et change d'étage pour rejoindre la chambre de Sakura. Lucile et elle sont en plein visionnage de Zootopie sur un écran d'ordinateur, et voir que le visage de la petite a repris des couleurs me déleste d'un poids logé dans ma poitrine depuis vingt-quatre heures.
— Je peux me joindre à vous ? proposé-je en m'avançant dans la pièce, retenant mon rire en les voyant toutes les deux sursauter.
— T'as raté tout le début, tu veux que je te raconte ?
Miss pipelette est de retour ; hier, elle a très peu parlé, vidée de ses forces, et ça m'a manqué.
— Ça va aller, petite fée. Vous me faites une place ?
Le regard de Lucile brille d'une lueur que je ne lui avais encore jamais vu, les battements de mon cœur n'en faisant qu'à leur tête dans ma poitrine.
Elle se lève du lit et me fait signe de prendre sa place, un sourire timide aux lèvres.
— Il faut que je termine de préparer les affaires, le pédiatre doit passer dans une demi-heure et je n'ai encore rien remballé, précise-t-elle en passant à côté.
Je la retiens par le poignet, lui offrant une mine déçue qui la fait rire.
— Je t'aiderai à finir, regarde la fin avec nous. Tu n'as pas le droit de dire non, ajouté-je en la voyant ouvrir la bouche.
— Oui maman, faut que tu restes avec nous ! Sinon tu sauras pas qui sait, le méchant !
Lucile finit par abdiquer, et l'on se retrouve tous les trois serrés dans le lit, Sakura au milieu.
Quiconque passerait devant la chambre pourrait croire que nous sommes une famille. Durant vingt minutes, seul le rire de ma petite patiente comble le silence de la chambre, le dessin-animé touchant à sa fin.
Je pourrais passer ma vie ici.
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Et les mistrals gagnants...
RomanceLucile, vingt-quatre ans, élève seule Sakura, sa fille de quatre ans. Son "joli cerisier", comme elle aime tant l'appeler. Fort, robuste, qui peut traverser toutes les tempêtes. Seulement, parfois, les tempêtes sont trop puissantes pour un si jeune...