Chapitre 2 - Lucile

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Le 07 avril 2018, Montpellier

      — Chérie, tu as besoin que je te ramène des affaires ? Oh, tiens, d'ailleurs, je t'ai pris le livre que tu as laissé sur ta table de chevet, il te faut de l'occupation ! Louis, viens vite voir notre petite-fille ! Mon dieu, Lucile, tu as fait un travail formidable ! Elle est parfaite !
     Ma mère parle, encore et encore, sans s'arrêter. Comme à son habitude, elle porte une jupe grise lui arrivant aux genoux, sur un collant couleur chair, et, aux pieds, des petits talons qu'elle prend toujours une taille en dessous, pour « comprimer les pieds, ça fait du bien ».
     — Ouais, bon, c'est un bébé, quoi, pas de quoi en faire tout un plat...
     — Merci, frangin, j'adore déjà l'amour que tu portes à ta nièce ! Viens plutôt la voir, avant de balancer des bêtises sur ma progéniture.
     Quinze ans, l'âge ingrat. Encore plus lorsqu'on est adopté, je crois ; évidemment, la fameuse phrase « t'es pas mon père ! » est utilisée à tort et à travers, et l'on se rend compte bien après à quel point c'est faux. Une famille, ce n'est pas que les liens du sang, c'est aussi l'amour que l'on se porte.
     — Le médecin est passé, aujourd'hui ? demande papa, qui reste un peu en retrait tout en contemplant sa première petite-fille.
     — Oui, il doit d'ailleurs revenir d'ici peu. Sakura n'a pas encore fait son premier caca, on doit lui faire passer une radio, je crois.
     Cela ne fait qu'une heure que le docteur Bachot est venu nous rendre une petite visite, mais j'ai déjà eu le temps de me ronger les ongles jusqu'au sang. Les reflux sont relativement fréquents chez les nouveau-nés, mais l'absence de selles peut être mauvais signe. Laissez une mère seule avec son téléphone et son nouveau-né pendant quarante minutes, et elle aura le temps de se transformer en spécialiste grâce à Internet...
     — Tu veux qu'on reste jusqu'à ce que tu aies les résultats ?
     — Non, ça va aller.
     Je termine à peine ma phrase que le pédiatre passe une tête dans l'entrebâillement de la porte, avant d'entrer complètement dans la pièce.
     — Désolé de vous déranger, mais la petite demoiselle est attendue en radiographie ! Ça ne prendra pas longtemps, vous pouvez attendre ici.

     C'est ma toute première sortie dans les couloirs de l'hôpital depuis mon accouchement, et je découvre la fierté immense d'une maman lorsqu'elle promène son enfant. Sakura dans son berceau de maternité, le médecin nous guide à travers l'hôpital, l'ascenseur monte au premier étage, et nous voilà arrivés dans la salle de radiographie.
     Cela dure à peine quelques minutes, mais j'ai déjà l'impression de passer une éternité loin de ma fille.
     — Bon, on s'en doutait un peu ; c'est un iléus méconial.
     — Et concrètement ? C'est grave ?
     Utiliser un charabia médical auprès d'une jeune maman, il n'y a rien de mieux pour la faire stresser encore plus. Et la moue tracassée du médecin ne me rassure en rien.
     — Une occlusion de l'intestin grêle, si vous préférez. On va aller lui faire un lavement, d'accord ? Tout devrait rentrer dans l'ordre ensuite.
     Et il croit que ça me rassure ? Loin de là. Parce que son visage ne trahit aucun petit sourire, et mon instinct me dit qu'il y a quelque chose d'autre, qu'il ne me dit pas.
     — Il y a autre chose que je devrais savoir ? finis-je par demander d'une petite voix.
     Il fuit mon regard. Je déteste ça. Quoi, j'ai vingt ans, je suis trop jeune pour accepter que l'on me dise les problèmes de santé de ma fille ?
     — Pour le moment, non.
     — Docteur, avec tout le respect que je vous dois, Internet existe ; et je préférerais vraiment entendre la potentielle mauvaise nouvelle maintenant, de votre bouche, plutôt que de la lire sur un site qui n'est pas fiable à cent pourcent.
     Ses yeux se posent une seconde sur le nouveau-né endormi, avant de revenir sur moi.
     — L'iléus méconial est l'un des premiers symptômes de la mucoviscidose chez le nouveau-né. Je suis désolé.
     Mucoviscidose. Non. Pas possible. J'ai lu quelque part, il y a des années, que la mucoviscidose était rare chez les personnes d'origine asiatique. Rare, et pourtant, j'ai potentiellement transmis le gène à ma fille.
     Je crois que j'arrête de respirer, littéralement, pendant une longue minute. Le monde s'arrête de tourner, les bruits sont étouffés, et c'est une main qui se pose sur mon épaule qui me fait revenir à la réalité.
     — Le test de dépistage est obligatoire pour tous les nourrissons, il nous permettra de confirmer ou non le diagnostic. Sachez tout de même que notre hôpital dispose d'un service entièrement consacré à la maladie, et que le cas de Sakura sera pris au sérieux. Tout ira bien, madame.
     Tout n'ira pas bien, non. Bon sang, comment ça peut aller, maintenant ? Mon tout petit bébé, mon joli cerisier, est peut-être atteint d'une maladie incurable. Rien ne peut aller bien.
     — Quand aurons-nous les résultats ?
     — D'ici deux à trois jours maximum. On vous gardera en chambre pendant ce temps, pour être sûrs de ne pas passer à côté d'autre chose.
     J'hoche à peine la tête, laissant le médecin nous raccompagner auprès de ma famille.

     Mes parents sont partis depuis trois heures. Trois longues heures. Les mots du médecin tournent en boucle dans ma tête, sans me laisser de répit. J'ai encore le numéro de son géniteur. Est-ce que je dois le prévenir que j'ai accouché, et que sa « fille » est malade ? Il n'a pas été là une seule seconde durant ma grossesse. Il s'est barré peu de temps après l'annonce, parce qu'il se sentait « trop jeune » pour autant de responsabilités. On était ensemble depuis deux ans, c'était mon premier amour. Est-ce qu'il mérite de savoir que l'on a potentiellement refilé une maladie à notre enfant ?
     Dans un élan de désespoir, parce que j'ai besoin de me déculpabiliser, je prends sur moi et tape rapidement un message, que j'envoie avant de trop hésiter.

>Moi : Salut, je sais que tu ne veux plus entendre parler de moi, mais je voulais juste te prévenir que j'ai accouché. C'est une petite fille, elle s'appelle Sakura, et elle est arrivée le 5 avril. Elle a fait une occlusion de l'intestin, et les médecins pensent à la mucoviscidose. Je te tiens au courant ? Si tu veux venir la voir, j'habite toujours dans le même appartement.

     Je garde les yeux ouverts une bonne partie de la nuit. J'alterne entre donner le sein à Sakura, la bercer, et cogiter en la regardant. Mon téléphone ne m'annonce aucun nouveau message, mais c'est bien le dernier de mes soucis.
     — On va devoir se battre, toutes les deux, maintenant. Je te promets qu'on va tout traverser, tout affronter, et que même la plus grosse tempête ne te fera pas plier. Pas tant que je serai là pour t'aider à tenir debout, d'accord ?
     Ses petits yeux me fixent, et si j'avais encore un doute sur le fait de réussir à gérer un enfant aussi jeune, il disparaît avec le sourire réflexe de Sakura. Aussi longtemps que je serai en vie, je ne la lâcherai pas.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant