Chapitre 21 - Lucile

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Le 30 juin 2022, Montpellier

     Je suis bien, contre lui. Je me sens moins seule.
     Mes parents sont en vacances chez mon oncle, Grégory est au Brésil, Mathilde travaille... Je n'avais personne, jusqu'à ce qu'il débarque et me prenne dans ses bras, m'autorisant à craquer une bonne fois pour toute.

     Pourtant, je suis bien obligée de me défaire de son étreinte pour me relever. Nous sillonnons les couloirs de l'hôpital en silence jusqu'à reprendre l'ascenseur ; il est déjà presque seize heures, et Tadhg a d'autres patients à voir. Les infirmières ne m'ont pas contactée, aussi je ne suis pas étonnée de retrouver Sakura toujours endormie au milieu des draps blancs.
     Je prends sa main au moment où elle ouvre les yeux, les clignant plusieurs fois pour s'habituer à la lumière du jour, malgré la pluie qui continue de s'abattre dehors.
     — Bonjour, princesse, chuchoté-je. Est-ce que tu as mal quelque part ?
     — J'ai le menton qui gratte.
     Sa voix est encore faible, bien différente de celle dont j'ai pris l'habitude. Avec son doudou serré contre elle, je prends conscience que malgré toutes les batailles qu'elle mène depuis sa naissance, elle n'en reste pas moins une fillette terrifiée par l'obscurité.
     — C'est normal, ma puce. Les médecins ont dû recoudre un petit bobo, tu es tombée au zoo.
     Parfois, je m'en veux de ne pas lui dire tout simplement ce qu'il en est. Cependant, elle n'a que quatre ans, l'âge où l'on pense qu'on peut tomber amoureux en offrant un caillou à quelqu'un, pas celui où l'on découvre que sa vie sera plus courte que celle des autres.
     — Est-ce que papa est venu me voir ? demande-t-elle, et mon cœur se serre.
     Je n'ai pas répondu au texto de Damien, la dernière fois. Je refuse de lui faire une place dans ma vie. Pourtant, Sakura ne l'a vu qu'une seule et unique fois, et voilà qu'elle le réclame déjà.
     — Non, chérie. Tu veux que je lui demande de venir ?
     Les mots m'arrachent la gorge ; mais je ne veux pas empêcher ma fille d'apprendre à connaître son père. Je serais une mère indigne si je le faisais.
     Sakura secoue la tête tandis que ses mains triturent les oreilles du lapin en peluche qu'elle a choisi ce matin.
     — Non, ça va, c'est pas grave, affirme-t-elle, son regard hurlant le contraire. Je l'aime quand même.
     Il ne le mérite pas, chérie. Il n'a jamais pris de tes nouvelles, n'a jamais cherché à venir te voir, ne s'est jamais donné la peine de répondre à mes messages. Je garde cela pour moi, parce qu'elle, elle mérite de croire que son papa l'aime. Elle mérite de croire absolument tout ce qu'elle veut, si ça peut lui donner la force de se battre chaque jour.

     Sakura regarde sa main perfusée une seconde, avant de poser LA question que je savais inévitable :
     — Maman, pourquoi les autres ils vont pas à l'hôpital après l'école ?
     — Parce que toi, tu as la mucoviscidose, chérie, expliqué-je, mes doigts fermement accrochés aux siens.
     Elle semble réfléchir une seconde à ces mots, puis reprend la parole :
     — Qu'est-ce que c'est, la mucololoscidose ?
     Je pouffe face au terme qu'elle emploie tout en cherchant mes mots. Puis je repense à Tadhg, et à ce qu'il lui dit à chaque fois lorsqu'elle finit ses séances avec lui.
     — C'est ce qui arrive aux petites fées lorsqu'elles arrivent dans le monde des humains. C'est pour ça que tu dois tousser de la poussière de fée, avec le docteur Gallagher, articulé-je finalement, peinant à cacher les trémolos dans ma voix.
      — Je suis une fée, alors ? C'est trop cool ! s'exclame-t-elle d'un ton plus assuré que tout à l'heure. Comme la fée Clochette !
     — Oui, mon cœur : comme la fée Clochette.

     Je sais que la vérité serait plus simple que ce tissu de mensonges. Plus simple que de lui faire croire à des choses qui n'existent pas. Néanmoins, ces choses-là sont plus faciles à comprendre pour une enfant de quatre ans, plutôt que de l'embrouiller avec des mots qu'elle ne comprendrait pas. Ses médecins seraient certainement en désaccord total avec moi, mais je m'en moque : ma petite puce est une fée, seulement encombrée par un peu trop de poussière qu'il faut faire sortir.

     En temps normal, je n'ai pas le droit de passer la nuit ici. Seulement, la simple idée de devoir quitter le chevet de Sakura, même si elle va mieux, me crève le cœur. Une infirmière accepte de me laisser dormir ici, aussi je m'apprête à descendre chercher un paquet de chips au distributeur lorsque Tadhg débarque dans la chambre, un emballage sous le bras. Il va faire de ma fille une enfant pourrie gâtée, s'il continue...
     Nous nous sourions et je sors de la pièce, faisant quelques pas pour me mettre hors de vue et les écouter parler. Je sais, c'est mal, mais c'est plus fort que moi.
     
— Bonsoir, petite fée ! On m'a chuchoté à l'oreille que tu avais été très courageuse, aujourd'hui ?
     Son ton enjoué m'amuse ; de plus, il ne pouvait pas viser plus juste, avec ce surnom.
     — Toi aussi, t'es au courant que je suis une fée parce que j'ai la mucololoscidose ?
     Je peux deviner d'ici le sourire qui doit prendre place sur le visage de Sakura. Un infirmier passe à côté, son regard me scrute une seconde jusqu'à ce que je lui fasse signe de garder le silence et qu'il reparte dans le couloir.
     — Peut-être bien, oui... Mais c'est notre petit secret, à ta maman, toi et moi, d'accord ? Tu rendrais jaloux tous tes copains, si tu leur avouais ton super-pouvoir.
     Son dernier mot me fait froncer les sourcils ; je suis certaine qu'il a encore trouvé une idée superbe pour lui expliquer les choses.
     — J'ai un super-pouvoir ? s'émerveille mon petit cerisier, aussi impatiente que moi d'entendre la réponse du kiné.
     — Toutes les petites fées ont un super-pouvoir, Sakura : ce sont leurs ailes, qui deviennent invisibles lorsqu'elles arrivent sur Terre.
     Qu'il ne dise pas ce que je pense qu'il va dire, parce que je vais pleurer. La gorge déjà nouée, je l'entends continuer :
     — Un jour, dans très longtemps, tes ailes se coloreront et te ramèneront au pays des fées. Il paraît que c'est un endroit merveilleux, avec des cascades en chocolat et des nuages en marshmallow. Là-bas, il y a plein d'autres petites fées, comme toi, qui volent en surveillant les humains pour éviter qu'ils fassent des bêtises, déclare-t-il, sûr de lui. Tu ne pourras plus revenir sur Terre, après ce long voyage, mais tu devras veiller sur les humains, d'accord ?
     — Sur maman et toi aussi, alors ?
     — Oui, petite fée ; mais surtout sur ta maman.
     Une première perle salée roule sur ma joue, puis une autre.
     Il vient d'expliquer à Sakura qu'un jour, elle va mourir. Il a utilisé des métaphores magnifiques, il lui a dépeint un paysage féerique, mais moi, j'ai compris ce qu'il essaie de faire : la rassurer, pour que le jour où elle devra partir, elle le fasse sans avoir peur. Qu'elle ait dix ou quarante ans lorsque cela arrivera importe peu : elle se souviendra des mots de Tadhg et s'envolera paisiblement vers un autre monde, persuadée d'une chose : il sera tout aussi beau que le nôtre.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant