Chapitre 9 - Tadhg

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Le 25 février 2022, Montpellier

     Je salue Zoé, la patiente qui vient de sortir, et croise le regard de Lucile qui attend avec Sakura. Voilà presque trois ans que je la côtoie tous les jours, exception faite de ces derniers mois ; de séances de kinésithérapie respiratoire quotidiennes, Sakura est passée à trois par semaine depuis son entrée à l'école. Elle a toujours été une petite fille joyeuse, mais rencontrer des autres enfants de son âge lui a fait un bien fou ; mademoiselle sait très bien ce qu'elle veut, ce qu'elle ne veut pas, et est devenue une vraie pipelette.
     — Madame Legrand ! Vous avez oublié votre diablotin, aujourd'hui ?
     C'est devenu une habitude, ces derniers temps ; lorsque Sakura a commencé à venir en reculant à ses séances, il a fallu trouver des astuces pour la faire rire et qu'elle accepte de venir.
     — Comment ça, oublié ? Mince, oui, elle est restée à l'école !
     Je retiens mon sourire lorsque la petite se lève et tapote la cuisse de sa mère.
     — Maman ! C'est pas drôle !
     — Aurais-je entendu une petite voix de fée ? demande Lucile tout en ignorant du mieux possible sa fille.
     Bras croisés, moue boudeuse, Sakura tente sa chance avec moi.
     — Hé, docteur !
     — Oh, mais attendez, moi aussi je l'entends ! Est-ce que ça voudrait dire que...
     Je baisse les yeux vers la petite demoiselle et prends un air surpris.
     — Mais oui, elle a réussi à voler jusqu'ici ! Bonjour, mademoiselle Sakura !
     Les autres patients regardent notre petit spectacle en riant. Une chose est sûre : lorsque Sakura, le petit Noé ou l'un des enfants suivis ici viennent faire un passage pour leurs soins, ils arrivent à illuminer la journée des patients plus âgés, éloignés les uns des autres pour éviter de se transmettre des bactéries.
     — Je vole pas, je marche ! C'est les payoyons, qui volent. C'est la maicresse qui l'a dit, déclare-t-elle en me passant à côté, comme si elle rentrait dans sa chambre et que je bloquais le passage, avec un petit air condescendant du style « je sais plus de choses que toi, monsieur le docteur ! ».
     Est-ce que je fonds toujours, avec ces petits mots déformés ? Sakura fait fondre tout le monde, ne me jetez pas la pierre. Avec sa peau pâle, ses deux iris d'un noir bien foncé ressortent encore plus, et ses cheveux, semblables à ceux de sa mère, la font ressembler à une petite poupée de porcelaine.
     — Chérie, on dit « papillons », la reprend Lucile, déposant les affaires de sa fille sur l'une des chaises qui fait face à mon bureau.
     — C'est trop dur à dire. À l'école, la maicresse, elle veut tout le temps qu'on répète ce qu'elle dit, mais moi, j'aime pas ça.
     Elle enlève ses chaussures, range son doudou dans son sac à dos – les séances de kiné étant directement après la sortie de l'école – et tente de grimper sur le siège, où elle a pris l'habitude de s'installer pour les séances.
     — C'est chouette, l'école, non ? Tu m'as dit la dernière fois que tu avais plein de copines, et que tu apprenais plein de nouvelles choses.
     — Oui, mais Mia, elle était malade hier, alors j'ai pas eu le droit de jouer avec elle. Même que la maicresse, elle m'a gardée dans la classe à la récré.
     Et paf, mon cœur dégringole un peu plus face à sa petite mine toute triste.
     — Moi aussi, je passais mes récréations dans la classe, tu sais, tenté-je pour la rassurer.
     — C'est vrai ?!
     Non. Mais comment dire à une petite fille de presque quatre ans, pleine de vie comme Sakura, qu'on la prive de récréations pour préserver sa santé ?
     — Bien sûr ! Et c'était les meilleures récrés du monde ; j'en profitais pour faire plein de dessins pour mes parents.
     Je me place derrière son siège et commence les mouvements habituels pour un drainage bronchique : les mains sur le thorax de Sakura, je lui fais prendre une inspiration, la bloquer quelques secondes, puis souffler par la bouche le plus longtemps possible. Trois séquences de dix respirations, durant lesquelles elle sait qu'il ne faut pas parler.
     — T'entends ça, chérie ? Moi aussi, je veux un beau dessin à mettre sur le frigo, tu m'en feras un ?
     Oui, bon, mes dessins finissaient à la poubelle, chez moi. Mais mes parents n'étaient pas Lucile ; vingt-quatre ans – c'est noté dans le dossier de Sakura – et déjà la rage de voir son enfant heureux et en bonne santé. Attentionnée, calme, je ne l'ai jamais entendue hausser le ton sur sa fille, et elle n'a raté qu'une seule séance de kiné depuis toutes ces années. Autant vous dire que le jour où j'ai rencontré sa sœur il y a un an et demi, j'en ai plus appris sur Lucile qu'en trois ans de séances avec Sakura.

     — Prête à envoyer le plus possible de poudre de fée ? demandé-je après la fin des exercices, tendant un mouchoir à Sakura.
     Elle acquiesce vivement, prend une dernière grande inspiration puis souffle un peu plus vite, avant de tousser dans le papier, comme elle en a pris l'habitude.
     — Est-ce que je pourrais faire un dessin pour toi, aussi ? me demande-t-elle en sautant du siège, avant de remettre ses petites baskets roses.
     — Évidemment ! Tu me feras des gros muscles, et une jolie moustache.
     — Mais t'as pas de chat ! Pourquoi tu veux une moustache ?
     Un échange de regard entre Lucile et moi, tous deux dans l'incompréhension, jusqu'à ce qu'elle pose la question à sa fille.
     — Pourquoi tu parles d'un chat, chérie ?
     — Bah, Moustache, c'est le chat de Jules ! Mais le docteur Gallalou, il a pas de chat ici.
     J'éclate de rire, c'est plus fort que moi. D'ailleurs, même Lucile ne peut s'empêcher de se moquer un peu de sa fille.
     — Vous êtes méchants, la maicresse elle a dit que c'était pas bien de rigoler quand quelqu'un parle !
     Je me calme avant sa mère et m'accroupis devant elle pour l'aider à fermer son manteau.
     — Une moustache, petite fée, c'est les poils qu'ont les messiers au-dessus des lèvres. Pas un chat.
     Elle m'écoute attentivement, fronce les sourcils une seconde et remet son petit sac à dos Vaïana sur ses épaules.
     — Oh, c'est nul alors. Je dessinerai plutôt un chat, t'es d'accord ?
     — Tout ce que tu veux, mademoiselle. Je le mettrai même sur le mur, juste ici, pour que tout le monde puisse voir ton talent d'artiste.
     Son sourire est ma victoire du jour, encore plus quand je la vois repartir avec Lucile, main dans la main, après qu'elle m'ait lancé un :
     — Au revoir, docteur Gallalou !
     en agitant sa peluche vers moi.

     Les séances avec Sakura sont toujours celles que j'attends le plus. Cette gamine a un pouvoir pour se mettre tout le monde dans la poche, avec son débit de paroles impressionnant pour son âge et ses petites touches de mignonneries lorsqu'elle écorche un mot.
     J'ai honte de dire ça, mais c'est aussi la patiente qui me fait oublier, juste quarante minutes tous les deux jours, que je travaille avec des personnes mourantes. Parce que cette petite puce haute comme trois pommes est tellement vivante, tellement résiliente, qu'elle me fait presque douter qu'un jour, la mucoviscidose finira par avoir sa peau.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant