Chapitre 14 - Tadhg

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Le 26 juin 2022, Montpellier

     — Tu comptes venir nous rendre visite, un de ces jours ?
     Je ne comprendrai jamais pourquoi mes parents s'obstinent à parler français au téléphone. Je les comprendrais mille fois mieux s'ils se décidaient enfin à utiliser l'une de nos langues natales, l'irlandais ou l'anglais, plutôt que de devoir décoder les mots qu'ils écorchent toujours.
     — Mes prochaines vacances sont le mois prochain, maman. Je verrai ce que je peux faire, réponds-je en irlandais, tout en jetant un œil à l'heure affichée au mur. Je dois y aller, je vous rappelle.
     — Póga, mo mhac.
     Je raccroche, me dépêche d'enfiler un tee-shirt et sors de mon appartement, encore à moitié endormi. J'ai passé la soirée précédente dans un bar avec Olivier, que j'ai rencontré durant mes études à Marseille et qui vient tout juste de s'installer en périphérie de la ville. Force est de constater qu'à vingt-sept ans, les lendemains de cuite sont déjà durs à assumer...

     Nous sommes dimanche, et je ne travaille pas aujourd'hui. J'ai donc prévu de rejoindre d'autres amis en centre-ville, place de la Comédie, pour un déjeuner et un cinéma. Pas dans mes habitudes, moi qui préfère plutôt passer mes jours de repos chez moi, avec une bière et un film pourri, mais l'été s'installe doucement et ça serait con de ne pas en profiter.
     Je rejoins l'arrêt de tramway Stade Philippidès, près de la faculté d'éducation, en cinq minutes à pied. Bien qu'ayant passé mon permis de conduire en France il y a près de neuf ans, je n'utilise quasiment pas ma voiture, qui prend la rouille dans le parking souterrain de mon immeuble. Ici, ça serait une perte de temps atroce dans les bouchons, alors que le CHU est desservi par les transports en commun. Environ huit minutes plus tard, le tram s'arrête à la Comédie, et je tente de me frayer un chemin, bousculant plusieurs personnes au passage.
     Je traverse pour arriver près du carrousel puis tourne dans la petite rue adjacente. Après trois ans à Montpellier, j'ai pris mes habitudes, et déjeuner à l'Entrecôte en fait partie ; situé à l'écart de la cohue, le restaurant propose des menus divers à des prix raisonnables.
     Je repère facilement Olivier, qui a l'air tout autant dans les vapes que moi, accompagné de Damien, Marc et Camille. Si j'avais su que Damien serait de la partie, nul doute que j'aurais annulé ma venue ; ce type, je n'ai jamais pu le voir. Il a hérité du groupe immobilier de son père, et son air condescendant m'horripile. Sous ses apparences de mec parfait, il doit cacher une merde, c'est évident.
     — Bon sang, on a réussi à te faire sortir de ta grotte ! Quelle mouche t'a piquée ? se moque gentiment le dernier avant de me taper l'épaule doucement.
     — Deux fois en un week-end, je vous jure que j'ai mon quota pour les trois prochains mois.
     Ils se marrent face à ma mine démoralisée, avant d'entrer dans le restaurant où nous sommes accueillis par une jeune serveuse qui ne manque pas de faire baver Marc, le coureur de jupons de la bande.
     — Une table pour cinq ? devine-t-elle en nous guidant entre les autres clients, nous installant finalement vers le fond de la salle.
     La décoration y est assez sombre : le sol, les comptoirs ainsi que les murs sont intégralement noirs, exception faite de quelques touches de rouge et d'argenté grâce à des appliques. Les nappes jaune donnent un côté plus chaleureux à l'ensemble, tout comme l'îlot au centre de la pièce, sur lequel trônent des bouteilles de vins ainsi que des assiettes.
     — Alors, les nouvelles ? Ça fait un bail qu'on t'as pas vu, Tadhg !
     — Un mois, ce n'est pas si long, noté-je tout en consultant la carte du restaurant.
     — C'est suffisant pour que je me fiance, quand même...
     J'avale ma salive de travers, tournant vivement la tête vers Camille. Il aurait pu me prévenir, cet enfoiré !
     — Et tu n'as pas daigné m'annoncer ça avant ? Un coup de téléphone, par exemple ?
     — Pour rater la tronche que t'as faite ? jubile-t-il.
     Les autres s'esclaffent tandis que je lui coule un regard noir, juste au moment où un serveur à la tignasse grisonnante vient prendre notre commande. La maison ne propose pas un large choix de plats principaux, aussi j'opte pour un classique : entrecôte et frites. Je me lâche sur le dessert avec une dame blanche, et Olivier nous propose de prendre une bouteille de rouge.
     Ceci étant fait, Damien s'excuse en quittant la table pour prendre un appel. J'en suis presque soulagé, même si je sais que ça sera de courte durée.
     — D'ailleurs, comment va ta petite patiente ? me demande Marc, un bout de papier froissé dans la main.
     Je sais que je ne suis pas censé parler de mes patients avec mes amis, secret professionnel oblige. Cependant, lorsque j'ai ouvert pour la première fois le dossier de Sakura, j'étais tellement dépité de l'injustice du monde que je me suis empressé de chercher un peu de la bonne humeur qui me manquait auprès d'eux.
     — Ça va. Il y a eu un petit coup de stress en avril, mais tout est rentré dans l'ordre. Si on peut dire ça...
     — T'as décidé de courtiser sa mère, ou tu continues à faire comme si elle ne t'intéressait pas ?
     Alors celle-là, je ne sais pas où ils sont allés la trouver. Le jour où je leur ai dit que Lucile élevait seule sa fille, les trois inséparables – dont Damien ne fait pas parti – se sont mis dans l'idée que j'allais la draguer et la mettre dans mon lit. Or, bien qu'elle soit une très belle femme, je ne crois pas que tenter quelque chose avec elle soit une bonne idée ; elle reste la maman de ma patiente, et je ne suis pas sûr qu'elle soit prête à se mettre en couple tant que l'état de santé de Sakura n'est pas un minimum stabilisé.
     — Elle ne m'intéresse vraiment pas, Camille. Et je suis très bien célibataire, je n'ai pas besoin de me retrouver la corde au cou pour l'instant, à la différence de toi.
     — Merci de ton soutien, mon pote, ça fait plaisir ! Dis, depuis combien de temps t'as pas trempé ton biscuit, déjà ?
     — Probablement assez pour se faire une entorse du poignet à force de se soulager tout seul, surenchérit Olivier, les rides de ses yeux marquées par le sourire qu'il contient.
     Je leur offre mon majeur en bougonnant, sans répondre à leurs questions sur ma vie sexuelle qui ne regarde que moi. Est-ce que je leur demande combien de filles ils se tapent par mois, eux ? Non. Alors j'apprécierais un minimum qu'ils fassent de même et commencent à se mêler de leurs affaires, pour une fois.
     — Désolé, c'était Manon. Elle ne trouvait plus la bague que je lui ai offerte, elle était totalement paniquée, s'excuse Damien en revenant. Vous parliez de quoi ?
     — De bite et de sexe, rétorqué-je plus vite que prévu, sans voir la serveuse qui arrive pour nous déposer nos plats.
     La pauvre devient toute rouge tandis que je pince les lèvres, gêné d'avoir sorti une telle connerie.
     — Je vous laisse à votre discussion, messieurs.
     Marc se fout ouvertement de ma gueule, tout comme Olivier. C'est officiel : la solidarité masculine n'existe pas.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant