Chapitre 44 - Lucile

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Le 29 août 2022, Montpellier

     Je suis vidée de toutes mes forces, éreintée d'avoir avoué une partie de mon passé dont je ne suis pas fière. Cette nuit-là... J'ai cru que j'allais mourir sous ses coups de butoirs répétés, tantôt devant, tantôt derrière, puis dans ma gorge... Je me suis sentie sale pendant des semaines. Encore plus lorsque j'ai appris ma grossesse, et que la date coïncidait avec ce jour-là.
     Il m'a envoyé la vidéo. Il m'a filmée alors que j'avais refusé, il a gardé une preuve de ce qu'il m'a fait subir, de son plaisir malsain tandis que j'étais déconnectée de mon corps, subissant encore une fois la façon dont il me montrait son amour pour moi.
     On y voit absolument tout. Je ne sais pas où il avait planqué le téléphone, mais on y voit nos sexes, exposés à la caméra de près. On entend le son qu'ils font en rentrant encore et encore en contact, on voit l'étirement entre mes fesses lorsqu'il m'a pris cet autre endroit défendu... Ça fait neuf jours que je vomis tous les soirs en repensant à ces images ; deux jours que j'ai laissé Sakura chez ma sœur, son mari étant agent de sécurité, dans l'espoir que ça dissuade Damien de l'approcher.
     Je n'arrive même plus à dormir, des cauchemars que je pensais terminés refaisant surface, comme c'était le cas au début de notre séparation.
     C'est en partie à cause de toute cette putain d'histoire que j'ai repoussé Tadhg depuis dix jours. J'ai regretté mon message au moment où je l'ai envoyé, mais dès le lendemain je recevais la vidéo et le message menaçant de Damien... Alors je n'ai rien fait, parce que c'était encore un signe pour que je laisse tomber ce début d'histoire avec Tadhg. Je suis souillée, brisée, je n'ai jamais connu d'histoire d'amour normale... Et si je me laissais avoir, encore une fois ?

     Pourtant, ses bras rassurants me bercent depuis une bonne heure maintenant. Ses lèvres frôlent mon visage, sans jamais se poser sur mes lèvres. Ses mains frottent mon dos et me serrent contre lui.
     — Je te voulais hier, je te veux aujourd'hui et je te voudrai demain, joli cœur.
     Il semble si sûr de lui, si déterminé à rester avec moi, avec Sakura, à nous soutenir pour ne pas nous lâcher...
     Il éveille en moi des sentiments que je pensais ne plus jamais ressentir. Je découvre un homme attentionné, capable de s'inquiéter pour d'autres personnes que ses patients, ce que j'avais déjà pu remarquer. Il est l'exception à tout, le seul à qui je n'ai pas peur de confier les bouts malmenés de mon cœur.
     Ses cheveux sont encore humides de la pluie qu'il s'est pris en venant, son tee-shirt, lui, est trempé par mes larmes. J'ai envie de l'embrasser, terriblement, mais une part de moi hésite encore : après un tel moment, serait-ce raisonnable de laisser parler mon cœur plutôt que ma raison ? Les mêmes sentiments semblent se livrer bataille dans ses yeux, plantés dans les miens. Il caresse ma joue du pouce, soulève délicatement mon menton et pose son front contre le mien.
     — Si je t'embrasse maintenant, Lucile, tu dois me promettre de ne plus jamais me cacher tes démons. Je veux tout savoir de toi, de ton passé, de ton présent, sinon je ne pourrai jamais t'aider à reprendre goût à la vie, mon ange, souffle-t-il. On prendra tout le temps qu'il faudra, mais promets-moi de me laisser t'aider.
     J'hoche simplement la tête sans quitter son regard, sa paume dérive vers ma nuque et il se penche vers moi, posant délicatement ses lèvres sur les miennes. Les dix derniers jours s'effacent pour quelques secondes, ne laissant qu'un sentiment de plénitude absolue tandis que nos bouches s'apprivoisent, que nos langues se rencontrent, que mes larmes cessent enfin.
     J'enferme mes craintes à double-tour pour me laisser emporter par toutes ces sensations désirées depuis des mois.
     Il suit Sakura depuis trois ans, il a toujours veillé sur elle, il ne m'en voudra jamais de la faire passer avant lui.
     Sa fine barbe caresse mon menton lorsqu'il finit par s'écarter, nos nez se touchant presque.
     — Tu me laisses entrer dans l'aventure, alors ? demande-t-il, allégeant ainsi l'atmosphère emplie de tristesse qui planait depuis une heure.
     — Oui. Cent fois oui...
     Damien n'a plus d'importance, ce qu'il m'a fait subir non plus : Sakura ne sera jamais sa fille, elle n'ira jamais vivre avec lui.
     Tadhg, lui, est celui qui m'a fait renaître il y a trois ans. Il est le seul à avoir vu le poids sur mes épaules, la culpabilité dans mon regard, il est le seul à m'avoir rassurée lorsque j'avais besoin de l'être, à avoir été là pour nous quand nous avions besoin de lui...
     Le seul dont je suis véritablement, irrémédiablement, sincèrement, tombée amoureuse.
     — Taim i'ngra leat, mo ghrá.
     Je fronce les sourcils en l'entendant parler dans sa langue maternelle, pas le moins du monde gênée par ma position dans ses bras, comme un nourrisson porté par sa mère.
     — À tes souhaits ?
     Il pouffe et cette fois, c'est moi qui réduit la distance pour l'embrasser. Je me fiche de ce qu'il vient de dire : j'ai tout mon temps pour le découvrir. Mais là, maintenant, ce sont ses lèvres pleines que je veux découvrir, c'est sa langue que je veux explorer avec la mienne, et ce sont tous mes doutes qui s'effacent dans notre baiser.
     Je n'ai jamais été habituée à cette tendresse, à ces mains qui restent timides, posées dans mon dos, à ce souffle délicat qui se mêle au mien. Je n'ai jamais été aussi sereine de livrer une partie de moi à quelqu'un.
     — On garde ça pour nous quelques temps ? questionné-je doucement, par peur de l'énerver.
     À la place, cependant, c'est son sourire qui me répond.
     — Aussi longtemps que tu le décides, joli cœur. Maintenant, laisse-moi rattraper ces dix jours de baisers perdus, tu veux ?
     Je glousse tandis qu'il embrasse ma joue, mon nez et ma mâchoire, puis revient sur mes lèvres.

     Il avait raison : la jeune femme de vingt ans abandonnée par le géniteur de son enfant n'avait pas disparu.
     Elle s'était simplement endormie, ne se réveillant qu'il y a dix jours, lorsque j'ai reçu la vidéo.
     Elle a voulu crier sa douleur, mais elle était encore étouffée par la honte, par la peur, par la culpabilité d'avoir été aussi naïve.
     Puis, enfin, après cinq ans à hurler en silence, après dix jours à la surface à se noyer dans un chagrin immense, quelqu'un est venu pour l'aider à vider ses poumons. Elle a pu déverser sa colère, elle a pu avouer ses peines, elle a pu trouver une épaule sur laquelle s'appuyer.
     En se montrant enfin, elle a permis à la femme de vingt-cinq ans d'extérioriser ses traumatismes, et d'emmêler ses racines à d'autres pour se renforcer.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant