Chapitre 28 - Lucile

32 3 0
                                    

Le 15 juillet 2022, Montpellier

     Voilà cinq minutes que nous attendons en salle d'attente, et que j'angoisse de plus en plus de devoir faire face à Tadhg. Monsieur a décidé de m'humilier encore plus en me faisant part de ce qu'il a entendu ; la pire chose qu'il pouvait arriver.
     C'est à peine si j'ose lever les yeux vers lui lorsque la porte s'ouvre et que Sakura se lève d'un bond. Je fixe mes pieds lorsque je passe à côté de lui, sursautant quand sa main s'enroule autour de mon poignet.
     — Arrête d'avoir honte, Lucile, tu n'es pas celle que l'on a pris pour un sex-toy humain, ose-t-il, aggravant encore plus la transpiration qui coule dans mon dos.
     Je tente un regard noir, mais la chaleur qui me monte aux joues trahit mon embarras. Cet abruti pouffe en me faisant signe de m'asseoir, tandis que je reste bras croisés devant lui, attendant que Sakura s'installe sur l'énorme ballon avant de me défendre :
     — On a dit qu'on en parlait plus, Tadhg ! m'indigné-je, un doigt enfoncé dans son épaule. Ne me fais pas creuser une seconde tombe, j'ai déjà eu assez de mal avec celle de ma sœur.
     Il capitule, les mains en l'air, puis rejoint ma fille qui attend sagement que notre petite joute verbale prenne fin.
     — Mademoiselle Sakura, comment était le feu d'artifice hier soir ? demande-t-il, comme s'il ne venait pas de me lancer un clin d'œil avec un sourire coquet.
     — C'était trop beau ! En plus, mamie, elle m'a acheté un ballon en forme de licorne, et tonton il a un amoureux maintenant ! Maman elle a dit un gros mot sur tatie, alors qu'elle veut pas que j'en dise, moi. Même qu'après, maman, elle était toute rouge, comme quand on est en colère.
     Mais faites-la taire, bon sang ! Je l'aime, c'est ma fille, je donnerai ma vie pour elle sans aucune hésitation, mais parfois j'aimerais qu'elle soit un peu moins bavarde ; ça éviterait que son kiné se réjouisse encore une fois de mon malheur, ses yeux plantés sur moi :
     — Des fois, on devient tout rouge quand on est gêné, aussi, tu sais. Regarde, ta maman n'est pas en colère en ce moment, mais elle est toute rouge, ricane-t-il.
     Je souffle un « je te déteste » qui ne fait qu'accentuer son plaisir malsain alors qu'il se place derrière Sakura pour un exercice de respiration.

     — Et voilà mademoiselle, un peu de poussière de fée en moins dans ces petits poumons ! annonce-t-il finalement après une demi-heure de calvaire pour moi.
     — Maman et toi aussi, vous devez cracher de la poussière de fée ? Pourquoi vous le faites pas avec moi ? s'étonne ma petite fée préférée en remettant ses chaussures.
     Tadhg et moi nous regardons une seconde, et son regard s'illumine lorsqu'il semble avoir trouvé une explication. Il se met à la hauteur de ma fille, dégage une mèche qui s'est échappée de son chignon.
     — Parce qu'une fois devenue adulte, une fée a déjà tout recraché. Mais quand on avait ton âge, nous aussi, on devait tousser aussi fort que possible pour tout faire sortir, déclare-t-il sur le ton de la confidence.
     — Ça veut dire que je viendrai plus te voir, quand je serai grande ? bredouille-t-elle en regardant ses mains, déçue.
     Une seconde passe, puis une autre, et je vois d'ici une larme couler le long de sa joue. Tadhg s'empresse de la capturer, relève le menton de Sakura :
     — Tu pourras toujours venir me voir, princesse.
     La sincérité de ses mots me réchauffe le cœur alors que la joie revient sur le visage de sa patiente. Elle le prend dans ses bras, manquant de le faire tomber, mais il se rattrape et la serre contre lui également.
     Je crois qu'elle l'aime, à son kiné. Probablement un peu trop, mais qu'importe : elle avait besoin d'un homme dans sa vie, elle l'a.
     J'avais besoin d'un soutien, de quelqu'un qui me rassure quant à la santé de ma fille, je l'ai également.
     — Allez, va vite rejoindre ta maman avant qu'elle soit triste elle aussi ! s'exclame-t-il enfin, me faisant lâcher un petit rire.
     Sakura trottine jusqu'à moi, serre mes jambes et renifle. Je la soulève du sol, embrasse ses petites joues et m'adresse à Tadhg :
     — Tu t'es bien rattrapé, t'as de la chance, lâché-je, retenant le sourire qui tente de se faire une place sur mes lèvres.
     Il hoche la tête, et je ne peux m'empêcher de chercher un éclat particulier dans ses yeux. Est-ce que quelque chose a changé, après ce qu'il a entendu hier soir ? Est-ce que Mathilde avait raison, et qu'on va finir par se laisser une chance, lui et moi ?
     Est-ce que j'en ai envie, déjà ?
     Trop de questions, trop de pression. Je le remercie, repose Sakura par terre et quitte le cabinet, toute gêne envolée. Nous sommes deux adultes, autant arrêter de se comporter en adolescents gênés par la sexualité. À l'âge que l'on a, nul doute qu'on s'y connaît au moins un peu sur la question : et non, faire des rêves érotiques sur quelqu'un, ce n'est pas une honte. Surtout quand ce quelqu'un fait un mètre quatre-vingt-cinq, est d'origine irlandaise et prend soin de votre fille depuis trois ans.
     Oui, bon, d'accord : il se pourrait que Mathilde ait eu raison. Mais c'est arrivé une seule fois, je le jure !

     Je ne sais pas ce qui a changé ces dernières semaines pour que le regard que je pose sur Tadhg prenne un tel virage. Il n'a toujours été que le kinésithérapeute de ma fille, rien d'autre ; les relations amoureuses ne m'ont jamais réussi, et Tadhg reste un homme. Tous les hommes sont pareils : ils prennent sans donner en retour, demandent seulement à satisfaire leur désir et se barrent dès qu'un imprévu pointe le bout de son nez.
     Pourtant, Tadhg a été là lorsque Sakura était hospitalisée. En trois ans, c'est arrivé quatre fois ; il prenait toujours un peu de temps pour aller la voir et lui ramener quelque chose. Le mois dernier, c'est pour moi qu'il s'est inquiété également, trouvant les mots justes pour rassurer la maman inquiète qu'il avait en face de lui.
     Je crois que c'est ce jour-là que tout a changé. Mon cœur était en train de se fissurer face à la vie que j'offre à ma fille, puis Tadhg a débarqué pour colmater les ouvertures, limitant la casse. J'avais besoin d'un soutien autant qu'une fleur a besoin d'eau pour éclore, et il l'a compris.
     Il rend les séances de kiné supportables et ludiques, il fait rire Sakura, il réussit à me faire baisser les barrières pour le laisser entrer... Je crois que j'aime ça : savoir qu'il est là pour nous, qu'il n'est pas comme tous les autres, qu'il pourrait bien être celui qu'il me faut.
     Pourtant, faire entrer un homme dans ma vie signifierait passer moins de temps avec ma fille, alors qu'elle a besoin de moi plus que de n'importe qui. Je m'en voudrais jusqu'à la fin de mes jours si je perds le temps précieux que l'on m'accorde avec elle dans les bras de quelqu'un.
     Aussi attirant et parfait soit Tadhg, lui et moi, ça n'arrivera pas.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant