Chapitre 8 - Lucile

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Le 20 juillet 2020, Agde

     Il fait une chaleur étouffante aujourd'hui. Ce qui ne m'a pas empêché de filer rejoindre ma famille sur les plages d'Agde, ce midi, pour profiter d'un pique-nique en bord de mer.
     Ma sœur est venue avec son mari. Ensemble depuis douze ans, il se sont dits « oui » il y a cinq ans, mais ne veulent pour l'instant pas d'enfants. Depuis la naissance de Sakura, Mathilde n'arrête pas de me dire qu'elle préfère se consacrer entièrement à sa petite nièce qu'elle adore, et que la partie couches et bêtises n'est pas pour elle. En même temps, avec un bébé qui prend des biberons d'Adiaril pour s'hydrater, les changements de couche toujours bien remplie sont fréquents, et pas des plus propres.

     J'ai parfois l'impression qu'à Montpellier, Sakura cherche sans cesse son souffle. Pourtant, ici, avec la légère brise qui fait voleter ses cheveux, sa respiration semble apaisée. Comme celle de tous les autres enfants, qui construisent des châteaux de sable et se chamaillent dans l'eau.
     — C'est toujours OK pour demain matin ? demandé-je à Mathilde, qui doit se charger d'amener Sakura à sa séance de kiné.
     — Huit heures au CHU, je gère ! Et t'as pas intérêt à m'envoyer dix milles messages à la seconde, hein, ta fille sera entre de bonnes mains.
     Elle me connaît trop bien, cette garce. De toute façon, elle se doute fortement que je vais m'inquiéter ET la harceler de textos, mais je n'ai pas le choix ; j'ai décroché un entretien d'embauche, pour un job qui me permettrait de garder Sakura tous les matins. Je n'ai pas encore de solution arrêtée pour les après-midis, mais une nounou serait l'idéal, pour éviter à mes parents de devoir faire le trajet d'ici à Montpellier tous les jours. La crèche était aussi une option, mais les enfants atteints de mucoviscidose ne doivent pas vivre en collectivité avant trois ans, pour protéger au maximum leurs poumons des potentiels virus qui circulent.
     De toute façon, avec sa rentrée à l'école l'année prochaine, il va falloir que j'apprenne à confier ma petite pousse à d'autres adultes.


**

     — Dis, espèce de cachottière, tu m'avais pas dit que le kiné de ta fille était super jeune et sexy !
     Je viens juste de passer la porte de mon appartement, et Mathilde ne prend même pas la peine de me demander comment s'est passé mon entretien. Toujours la première pour les potins, en revanche...
     — Je ne t'ai pas non plus dit qu'il était vieux et rondouillard, c'est toi qui tire des conclusions trop hâtives.
     Elle roule des yeux en réajustant son soutien-gorge – on a la classe ou on ne l'a pas, et elle, visiblement, elle fait partie de la seconde catégorie.
     — Et t'as jamais eu envie de batifoler un peu avec lui ? Le gars, il sauve des vies, il s'occupe de ta fille tous les matins, il est doux avec les enfants, et en plus il est canon !
     Je pouffe en me servant un verre d'eau, avant d'enlever l'élastique qui retenait mes cheveux en chignon.
     — Oui, et c'est justement le kiné de ma fille ! Je vais pas profiter d'elle pour me rapprocher d'un mec, tu t'es crue dans un de tes livres de cul, ou quoi ?
     — Alors ça, c'est mesquin, sœurette. Puis le pauvre, j'ai cru qu'il allait nous faire un arrêt cardiaque, quand j'ai dû lui expliquer que oui, j'étais ta sœur, et que oui, tous les enfants Legrand venaient d'un pays différent. Sérieux, vous parlez, pendant la demi-heure de kiné ?
     Alors là, c'est le pompon : ma sœur qui raconte notre vie privée à un kiné, on aura tout vu.
     — Parce que t'as cru qu'il était psy, le mec ? Tu l'as quand même laissé faire les exercices de Sakura, j'espère ?!
     — Non mais je te jure, t'as de la merde dans les yeux. Il est parfait, Lucile ! Vous pourriez former un super couple, tous les deux.
     Je recrache ma gorgée d'eau dans l'évier pour éviter de m'étouffer. Elle a fait l'école du rire sans m'en parler, non ?
     — Plutôt aller me jeter sous un train que de tenter un truc. Je te rappelle quand même que le premier et dernier gars que j'ai fait entrer dans ma vie, il s'est barré la queue entre les jambes après avoir tiré son coup.
     — Et en te laissant la plus belle chose au monde : ta fille. Que le kiné sexy adore, soit-dit en passant. Et puis t'as entendu son accent ? Bon sang, j'ai cru que j'allais finir par tremper ma cu...
     — STOP ! Non mais tu t'entends, là ? Et t'es mariée, je te signale.
     Elle se retient de rire une seconde, avant d'exploser en se tenant le ventre. Elle se fout de ma gueule, en plus ! Traîtresse.
     — J'expose juste un fait, chérie : le kiné est beau comme un dieu, et en plus, il ne porte pas d'alliance. Et il m'a même demandé de tes nouvelles, si ça c'est pas un signe.
     Je ne rétorque même pas. Pas la force d'argumenter avec elle, elle a toujours le dernier mot, de toute façon. Autant qu'elle continue à penser ce qu'elle veut, à m'imaginer une romance torride avec lui, je m'en tape le coquillard ; entre nous, ça restera purement professionnel, un point c'est tout.
     — Et sinon, mon entretien s'est très bien passé, merci de demander ! changé-je de sujet juste après, en rejoignant Sakura dans le salon.
     — Top ! T'as le post, alors ?
     Je hausse les épaules, pas tellement sûre d'avoir réussi à me démarquer des autres ; la femme qui m'a fait passer l'entretien avait beau être plus qu'intéressée, lorsqu'elle est allée chercher son collègue et que j'ai dû expliquer que j'étais maman d'une petite fille malade, la grimace qu'il a retenu m'a mis un coup.
     — L'un des gars avait pas l'air super emballé de savoir que j'avais un gosse à vingt-deux ans, mais on verra bien. Sinon, je resterai encore avec mon petit cerisier jusqu'à ce qu'elle soit assez grande pour aller combattre les virus de la cour d'école !
     Un long silence suit ma dernière phrase, jusqu'à ce qu'une main se pose sur mon épaule.
     — Tu sais, je crois que je te l'ai jamais dit, mais je suis vraiment fière de toi, sœurette. Je crois qu'à ta place, ça ferait longtemps que je serais partie en dépression.
     Chez les Legrand, on a beau s'aimer de tout notre cœur, nous restons tous pudiques quand il s'agit de le dire. Je peux compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où j'ai dit « je t'aime » à mes frères et sœurs, et inévitablement, une larme coule le long de ma joue.
    — Crois-moi, quand tu dois être forte pour deux, t'as pas le temps de partir en dépression !
     Ma remarque la fait rire, pourtant, nous tombons dans les bras l'une de l'autre, pleurant toutes les deux durant une longue minute jusqu'à ce qu'une petite main me tire par le bas de la jupe.
     — Maman triste ?
     Mes larmes redoublent encore plus lorsque je prends Sakura dans mes bras, nichant mon visage dans son cou de bébé.
     — Non, mon cœur. Maman est la plus heureuse du monde.
     D'avoir donné naissance à une battante. De la voir évoluer chaque jour, de la voir mener une vie qui n'est pas censée être de son âge.
     L'avoir mise au monde, malgré toute l'angoisse que ça implique, a été la plus belle chose qu'il me soit arrivée jusqu'ici.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant