Chapitre 41 - Lucile

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Le 19 août 2022, Béziers

     — Elle est où ? m'empressé-je de demander à peine ma mère en vu, terrifiée à l'idée que ça soit bien plus grave que prévu.
     — Le médecin lui pose un plâtre, tu peux y aller.
     Je dois batailler une longue minute avec les infirmières avant de pouvoir enfin entrer dans l'aile des urgences, et découvre Sakura assise sur un lit d'hôpital, mon père à ses côtés, les yeux rougis par les larmes qu'elle a dû laisser échapper toute la soirée.
     — Maman !
     Je prends la place qu'occupait son grand-père, ignorant le regard méprisant du médecin. Pourtant, il ne se prive pas pour donner son avis quant à mon absence auprès d'elle :
     — Vous avez mis une heure pour la rejoindre. J'espère que vous avez bien profité de votre soirée, lâche-t-il d'un air dédaigneux qui ne fait qu'accentuer ma culpabilité.
     Je ne réponds rien, bien trop concentrée sur ses gestes autour du bras de ma petite fille, et préfère m'adresser à elle :
     — Mamie m'a dit que tu étais tombée du lit, ma puce ? la questionné-je, une main caressant ses cheveux.
     — On jouait aux chatouilles avec mamie, et après mon coude il a tapé par terre et j'ai beaucoup beaucoup pleuré, après papy il m'a porté pour qu'on va à la voiture, explique-t-elle alors qu'elle se frotte les yeux du poing. J'ai pas eu peur, parce que tu dis toujours que je suis une grande fille, et la dernière fois Tadhg il a dit que les fées, elles avaient jamais peur.
     Vu son débit de paroles, il est clair qu'elle n'a pas tapé la tête par terre ; tant qu'elle est bavarde, c'est que tout va bien, ou du moins aussi bien que possible.
     — Je suis fière de toi, petit cerisier, dis-je en retenant mes larmes parce que moi, en revanche, j'ai eu la peur de ma vie. Tu sais quoi ? Demain, on passera la journée à regarder des dessins-animés et à manger des gâteaux, d'accord ?
     Elle acquiesce vivement en retrouvant son sourire, tandis que mon téléphone émet un bip sonore qui annonce un nouveau message.

>Tadhg, reçu à 21h58 : Est-ce qu'elle va bien ? Tu veux que je vienne vous rejoindre, que je vous ramène à Montpellier ?

>Moi, envoyé à 21h59 : Plus de peur que de mal. Tu peux rentrer, je sais pas pour combien de temps on en a. Mes parents nous ramèneront.

     Je sais que ça va être injuste pour lui, qu'il n'a rien fait de mal, qu'il a tout fait pour que tout se passe au mieux ce soir.
     Cependant, j'ai laissé Sakura une seule nuit, une seule fois, juste quelques heures, et il lui est arrivé quelque chose. Elle a fini aux urgences. Et je n'étais pas là pour sécher ses larmes, pour l'amener moi-même, pour rester avec elle.
     Je ne peux pas prendre le risque de perdre le temps précieux que l'on m'accorde avec elle. Je ne peux pas prendre le risque de sortir avec Tadhg, de laisser tomber ma fille. Si ça avait été bien plus grave...
     Je ne m'en serais jamais remise.
     C'était la première et la dernière fois que je laissais Sakura quelque part pour la nuit. Ça n'arrivera plus jamais.
     — Bon, elle en aura pour deux ou trois semaines. Pas de baignade, pas d'eau, pas de sport. Vous allez le retenir, ou il faut que je vous le note sur un papier ?
     Bordel, je vais lui faire ravaler son petit air supérieur, au docteur Ducon, parce que c'est sûrement pas le moment de me faire une leçon de morale, là !
     — Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, laisser ma fille de quatre ans chez ses grands-parents juste pour une nuit ne fait pas de moi une mauvaise mère. Vous croyez que je ne m'en veux pas déjà, de l'avoir laissée tomber ? Vous avez des enfants, docteur ?
     Il lève les sourcils sans répondre tout en signant l'ordonnance pour des anti-douleur, au cas où, et je tique en voyant le nom du médicament.
     — Vous avez lu son dossier médical, ou vous êtes un incompétent qui veut tuer ses patients ? Elle a la mucoviscidose, votre anti-douleur est incompatible avec l'un de ses traitements. Alors au lieu de me faire une petite leçon de morale à la con parce que je ne suis pas celle qui l'a amenée aux urgences, faites plutôt votre travail correctement.
     Mon père, qui attendait sur le pas de la porte, cache son rire en toussant tandis que Sakura me prend la main. Le médecin déchire l'ordonnance, en refait une, me la balance presque au visage et quitte la pièce sans un mot de plus.
     — On peut rentrer à la maison, maintenant ? J'ai laissé Balou chez papy et mamie, il doit être tout triste sans moi, explique ma petite fée, pas dérangée le moins du monde par son plâtre.
     — On va quand même passer la nuit chez papy et mamie, ma puce, d'accord ? Et demain matin, on rentrera à la maison.
     Je m'accroupis pour être à sa hauteur, essayant de la prendre dans mes bras sans appuyer sur son plâtre, et continue :
     — Je te promets que ça n'arrivera plus, chérie. Je serai toujours là, maintenant, je n'irai plus nul part.

**

     Comme prévu, nous rentrons sur Montpellier dans la matinée. Moi qui suis d'ordinaire réticente à laisser Sakura devant la télévision plus d'une heure, aujourd'hui, elle a le droit de regarder tous les dessins-animés qu'elle veut tandis que je surveille la cuisson des cookies au chocolat qu'elle adore.
     On commence notre marathon Disney par Raiponce, pour enchaîner avec Cendrillon puis La Princesse et la Grenouille. Elle s'endort devant Vice-Versa en milieu d'après-midi, épuisée par la nuit entrecoupée qu'elle a passée.
     Tadhg essaie de me joindre trois fois. Je ne réponds pas. Il ne mérite pas mon silence, mais c'est au-dessus de mes forces.
     Il m'avait promis que tout se passerait bien, que j'avais le droit à une soirée pour moi.
     S'il n'était rien arrivé à Sakura, j'aurais accepté un autre rendez-vous avec lui, j'aurais accepté de lui offrir un peu de mon temps.
     Sauf que la culpabilité que je me traîne depuis la naissance de Sakura et l'annonce de sa maladie, due en partie par ma faute, vient d'exploser les compteurs avec la nuit dernière.
     C'est terminé. Ce début de séduction entre nous, les sentiments qui commençaient à prendre une place énorme dans mon cœur, ça doit s'arrêter.
     Alors encore une fois, j'enfouis la femme de vingt-cinq ans qui tombait peu à peu amoureuse d'un homme formidable, et je laisse ressortir la mère de famille inquiète que je suis depuis quatre ans.

>Moi, envoyé à 17h07 : Je ne peux pas, Tadhg. Je t'ai accordé une soirée, et je n'étais pas là quand Sakura a eu besoin de moi. Je t'apprécie, vraiment, t'es une personne formidable, mais ça ne pourra jamais arriver. T'avais raison : j'ai trop peur d'être encore abandonnée par quelqu'un, et tu mérites beaucoup mieux qu'une maman toujours sur ses gardes qui ne pourra jamais se donner totalement à toi. Désolée.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant