Chapitre 13 - Lucile

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Le 03 juin 2022, Montpellier

     Depuis avant-hier, et l'annonce du départ prochain de Grégory, l'idée d'organiser un voyage au Japon me trotte dans la tête. J'ai regardé sur plusieurs sites, et prendre l'avion en étant atteint de mucoviscidose est possible, à condition d'avoir un suivi médical en cas de long vol. Il faudrait prendre le train jusqu'à Paris, puis rejoindre Osaka, et faire une petite heure de route pour arriver à Yoshino, le bourg où je suis née.
     Évidemment, ça me coûterait un rein. J'ai des économies de côté, mais mon salaire parvient à peine à couvrir le loyer, les factures et certains médicaments qui ne sont pas remboursés par la sécurité sociale. Vider mes comptes en banque pour quelques jours de vacances, ça serait déraisonnable de ma part. Pourtant je dois admettre que la simple pensée d'imaginer fêter les cinq ans de Sakura au milieu des cerisiers en fleurs me plaît bien...

     — Maman !
     Je retrouve la réalité et cligne plusieurs fois des yeux. Sourire aux lèvres, Tadhg attend patiemment que je me lève enfin, Sakura à côté de lui.
     — Oh, pardon ! m'exclamé-je, honteuse, tandis que ma fille lève les yeux au ciel.
     — Vous allez bien ?
     Bien sûr, qu'il prend le temps de demander. Beau et prévoyant, je ne suis même pas sûre qu'il ait un seul défaut. Si ça se trouve, il est nul au lit, me souffle une petite voix que je m'empresse vite de dégager.
     — Oui, oui ! Je...
     J'attends que Sakura entre dans le cabinet pour avouer dans un murmure :
     — Je regarde pour organiser un voyage au Japon, en avril prochain pour son anniversaire. Vous pensez que ça sera possible ?
     Tadhg pince les lèvres et se frotte le menton, un air désolé sur le visage.
     — C'est un peu tôt de planifier tout ça maintenant, si vous voulez mon avis. Attendez encore quelques mois, j'en parlerai à l'équipe de suivi pour avoir leur accord.
     La gorge serrée, j'hoche la tête et referme la porte derrière moi.

     Si même lui doute de pouvoir prévoir un tel voyage, c'est foutu d'avance. Ma petite fille n'aura pas d'anniversaire au milieu des cerisiers japonais, et je ferai une croix sur la recherche de mes origines. Il est hors de question que je fasse ça sans elle, ma propre chair, celle pour qui je me bats depuis des années.

     — Hé, Sakura, regarde ce que j'ai acheté pour toi !
     Sa voix, déjà douce à l'ordinaire, l'est encore plus lorsqu'il s'adresse aux enfants.
     Je sais même pas pourquoi tu l'as pas encore laissé te déshabiller et te baiser sauvagement, sérieux. Merde, pourquoi les mots de mon petit frère se fraient à nouveau un chemin dans mon crâne ?! C'est à force de tous les entendre me répéter de saisir ma chance, à coup sûr. Est-ce qu'il est aussi doux, quand il fait l'amour à une fille ? Et il a des mains...
     STOP ! Les joues probablement rougies par ces pensées, je gigote sur la chaise pour tenter de reprendre contenance. Sauf que tous les éléments sont ligués contre moi, parce que la chipie que j'ai mise au monde a elle aussi décidé d'enfoncer le couteau et de me mettre la honte, tandis qu'elle s'installe sur le siège, une sucette à la main.
     — Tu sais, la dernière fois, maman elle a dit à tonton qu'elle te trouvait beau. Si tu la trouves jolie, toi aussi, vous pourrez être amoureux, maintenant !
     Je me liquéfie sur place, les yeux écarquillés, alors que Tadhg m'offre un sourire amusé, une lueur de malice brillant dans ses prunelles.
     — Elle a dit ça, vraiment ?
     Je fais non de la tête tandis que Sakura s'exclame « Oui, vraiment ! », sans se rendre compte de la tension énorme qui se fait une place dans la pièce.
     — C'est totalement sorti du contexte, je vous jure ! On ne parlait même pas de...
     — Écoute, loupiote, ta maman est très jolie, mais on t'a déjà expliqué que ça n'était pas suffisant pour être amoureux, tu te souviens ?
     Ta maman est... Non, mais je rêve ! Que quelqu'un mette fin à mon supplice, par pitié. Je vais réellement finir par mourir de honte, si ma fille continue de vouloir me caser avec son médecin. Il m'a coupé la parole, et je suis sûre qu'il doit bien se marrer intérieurement. Note à moi-même : trouver un nouveau kiné pour Sakura.
     — C'est vrai qu'elle est jolie. T'as vu ses cheveux ? Je veux les mêmes, quand je serai grande !
     L'ambiance change du tout au tout avec juste cette dernière phrase. Plus de traces d'amusement dans les yeux de Tadhg, une boule se loge dans ma gorge, pourtant le kiné retrouve le sourire plus rapidement que moi en s'adressant à ma fille.
     — Elle a de très beaux cheveux, oui. Et tu as déjà les mêmes, tu sais ; tu lui ressembles beaucoup, à ta maman, note-t-il, son regard toujours fixé sur moi.
     — C'est vrai ?! Wow, c'est trop cool ! Ça veut dire que moi aussi je suis jolie !
     — Tu es le plus joli cerisier de la Terre, mon cœur. Et le plus fort aussi, lui assuré-je tandis qu'elle enlève ses chaussures.
     Elle est tellement heureuse, cette mini-puce. Tellement vivante, tellement marrante, que je n'ose pas imaginer une seconde ma vie sans elle. Pourtant, quand un enfant est atteint de mucoviscidose, ses parents se préparent chaque jour à le voir partir avant eux.
     — Ça, c'est parce que les racines font tout pour renforcer le cerisier. Elles aussi, elles sont extraordinaires.
     La remarque de Tadhg fait monter mes larmes, inévitablement. Il a compris de lui-même à quel point j'en avais besoin, et le clin d'œil qu'il me lance manque de me faire défaillir pour de bon. S'il compte me faire des compliments en utilisant des métaphores, ça n'arrangera pas mes pensées qui ont décidé de partir dans tous les sens, ces derniers temps.

     Je passe le reste de la séance à le regarder prendre soin de ma fille, à la faire rire aux éclats, en remerciant Dieu de l'avoir mis sur le chemin de Sakura. Je crois que s'il n'avait pas été là, ces trois dernières années, j'aurais craqué depuis longtemps et tout envoyer chier. Cependant, chaque jour, juste en rendant la respiration de ma fille plus facile pour elle, il m'a insufflé une force pour tenir encore un peu, un jour de plus, puis une année.
     Une part de moi lui sera éternellement reconnaissante pour tout ce qu'il a fait pour nous. Une autre part commence doucement à accepter que je suis peut-être trop attirée par lui, physiquement parlant.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant