Chapitre 5 - Tadhg

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Le 06 avril 2019, CRCM du CHU de Montpellier

     Nous y sommes. Après cinq ans d'études et un an de spécialisation, puis quelques mois de galère pour trouver une place dans le service que je souhaitais, c'est ma première journée de travail au centre de recherche et de compétence de la mucoviscidose du CHU de Montpellier. J'ai plaqué la vie que je m'étais construite à Marseille, ne trouvant pas de job en kinésithérapie respiratoire là-bas, mais me voilà prêt à démarrer ma première journée, enfin.

     J'ai récupéré les dossiers des patients que je vais suivre hier, en plein milieu de l'après-midi, et j'ai été immédiatement dans mon élément. Croisant des collègues du service et des patients, ma vocation s'est confirmée.
     Pourtant, lorsque j'ai ouvert le dossier de ma première patiente, hier soir, j'ai haïs l'univers de donner de tels combats à une gamine d'un an. Sakura Legrand, mucoviscidose détectée à la naissance, atteinte au pancréas, infection bactériologique il y a deux mois. Mon cœur s'est serré ; c'est la plus jeune patiente que je vais suivre ici.

     À huit heures précises, j'ouvre la porte de mon cabinet et jette un œil dans la salle d'attente. Quatre personnes, dont une petite fille assise sur les genoux d'une jeune femme.
     — Sakura Legrand ?
     Comme je l'avais deviné, c'est bien celles-ci qui viennent à ma rencontre. La vingtaine tout au plus, celle que je devine comme étant la maman de Sakura a une mine bien trop fatiguée pour son âge. De longs cheveux noirs et raides, deux billes noires en guise d'iris, et des traits asiatiques visibles ; plutôt jolie. Sa fille est quasiment son portrait craché ; ses origines sont moins marquées, mais elle est absolument adorable, avec son doudou pressé contre elle, et toujours en pyjama.
     — Docteur Tadhg Gallagher, enchanté. Comment allez-vous ? demandé-je tout en faisant signe à la femme de s'asseoir.
     — Bien. Elle n'a pas eu sa séance hier, donc je lui ai faite moi-même comme on me l'a montré, mais elle a eu une petite crise de toux dans la soirée.
     — C'était son anniversaire, c'est ça ? J'ai un petit cadeau pour elle.
     Je sors du tiroir de mon bureau une peluche en forme de lapin, tout beige et tout doux. Madame Legrand fronce les sourcils un instant avant de pincer les lèvres, s'apprêtant sans doute à protester, mais je ne lui en laisse pas l'occasion et continue :
     — Il a été lavé trois fois, ici-même, et mon tiroir a été entièrement désinfecté hier matin.
     Un petit sourire se dessine sur son visage, et sa mini-sosie tend les bras pour récupérer l'objet.
     — Merci. Elle en a déjà des centaines, mais elle en prend un nouveau tous les jours. Avec les transports et tout le reste, on n'est jamais trop prudent.
     J'hoche la tête tandis qu'elle ôte le manteau de Sakura, puis contourne mon bureau pour prendre la petite dans mes bras.
     — Alors, mademoiselle, tu as fait une petite frayeur à ta maman hier soir ?
     — Rien d'inhabituel, mais vous savez comment sont les parents quand leur enfant est malade. J'ai hésité à aller aux urgences, avant de me rappeler que ça lui arrive même après ses séances de kiné.

     Je l'écoute attentivement me retracer le parcours de Sakura, de sa naissance à aujourd'hui, tout en faisant faire à cette dernière les exercices habituels. On pourrait croire que j'essaie de lui briser une côte, et pourtant, c'est ça qui va lui permettre de ne pas être trop encombrée aujourd'hui. Et demain, rebelote.
     — Je pensais prolonger un peu la séance, de dix ou quinze minutes, pour compenser celle d'hier. Vous avez quelque chose de prévu, ou ça vous convient ?
     Concentrée sur mes mains qui massent l'abdomen de sa fille, elle relève à peine les yeux pour croiser mon regard.
     — J'ai juste quelques courses, rien de trop pressant. Je profite de la matinée pour sortir, comme ça je suis sûre qu'elle sera dans de bonnes conditions après la séance. L'après-midi, c'est plus compliqué de trouver des endroits moins bondés.
     Je la regarde un instant, avec ses yeux cernés et son visage dépourvu de tout maquillage, portant des vêtements qu'elle a dû piocher à la va-vite ce matin.
     — Et vous, ça va ? Vous arrivez à prendre du temps pour vous, des fois ?
     Ça pourrait passer comme une mauvaise technique de drague, mais on oublie souvent les parents d'enfant atteint de la mucoviscidose. Plongés dans le milieu médical très tôt, et qui doivent sans cesse être aux aguets pour le moindre symptôme douteux.
     — Prendre du temps pour moi voudrait dire en perdre avec Sakura. J'ai arrêté de penser à moi il y a un an, quand elle est arrivée.
     — Vous savez, vous avez tous les droits de perdre du temps avec elle. Elle ne va pas s'envoler dans la minute, et elle ne vous en voudra pas si vous vivez un peu pour vous. Je sais que c'est difficile à accepter, mais parfois, ça fait du bien de reléguer le poids de la maladie sur d'autres épaules, juste pour quelques heures.
     Cette fois, elle baisse le regard sur ses mains avant de se concentrer à nouveau sur sa fille.
     — Mais elle, sur qui peut-elle reléguer sa maladie ?
     Je n'ai aucune réponse à lui donner. Je connais la culpabilité d'un parent face à son enfant souffrant ; ma mère a souvent tenu le même discours que cette jeune femme, jusqu'à la dernière seconde, et même encore aujourd'hui.

     Après une petite quarantaine de minutes, la séance se termine, et je passe à mon patient suivant.
     Pourtant, à la fin de la journée, lorsque je referme la porte de mon cabinet, les principes que je m'étais posés sont partis très loin d'ici : en tant que soignants, nous ne sommes pas censés avoir des patients préférés, surtout en travaillant en CRCM, où ils sont tous condamnés à court ou long terme. J'ai rencontré des personnes attachantes, aujourd'hui. Mais aucune aussi attachante que Sakura et sa mère. L'âge de la petite y est peut-être pour quelque chose ; cependant, j'ai déjà suivi, au cours de mes études, des patients aussi jeunes, sans ressentir ce que je ressens actuellement.
     Le besoin de les aider, l'une comme l'autre. Sakura, en faisant tout mon possible pour la laisser sortir d'ici la moins encombrée possible. Sa maman, en lui montrant que c'est OK, parfois, de laisser la responsabilité d'une enfant malade à d'autres pour se permettre quelques heures de repos.
     Ne pas s'accrocher aux patients, ne pas avoir un chouchou ? Trop tard...

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant