Chapitre 55 - Lucile

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Le 28 septembre 2022, Montpellier

>Damien, reçu le 27/09/2022 : J'espère que tu as pris un bon avocat, Lucile, parce que je ne te laisserai pas m'enlever ma fille comme tu l'as fait ces quatre dernières années. N'oublies pas que j'ai une jolie vidéo contre toi...

     Je vomis une nouvelle fois dans la cuvette des toilettes. M'enlever ma fille comme tu l'as fait... Une larme solitaire s'échoue sur ma lèvre supérieure.
     Aujourd'hui, je saurai si mon cerisier reste accroché à ses racines.
     Hier soir, Damien a encore une fois prouvé que malgré les années, il est resté le même : un enfoiré, qui ne pense qu'à lui et qui ne regarde pas le bien de Sakura. Il veut juste me faire chier, me pousser à lui céder un droit de visite, mais il est hors de question que je le laisse prendre ma fille.
     Mes parents ont dû m'aider à payer l'avocate, après leur avoir dit toute la vérité : Damien, son emprise sur moi, la conception de Sakura, la peur qui me cisaille le ventre à chaque seconde qui me rapproche du verdict.

     — Maman, t'es malade ? s'inquiète ma petite fille lorsque je sors des toilettes.
     — Non, ma puce, tout va bien. Tu te souviens de ce qu'on va faire, cet après-midi ?
     Depuis la semaine dernière, j'essaie d'expliquer à une petite fille de quatre ans que sa maman, et son géniteur qui s'autorise le titre de papa, doivent aller parler à des grandes personnes pour décider où elle va habiter. Pourtant, Sakura a vite compris qui était le monsieur dont on parlait : celui du cinéma, qu'elle n'a pas aimé. Après quelques crises de larmes et une discussion avec mon avocate, il a été convenu que ma petite puce pourrait prendre la parole malgré son jeune âge.
     — Je vais dire à un monsieur que je veux rester avec toi.
     J'acquiesce en l'aidant à mettre son collant, termine de l'habiller et passe à sa coiffure : deux petites tresses collées de part et d'autre de son crâne.
     — Est-ce que Tadhg il va venir avec nous ?
     — Non, ma puce. Mais il nous rejoindra après, d'accord ? la rassuré-je rapidement lorsqu'elle commence à froncer les sourcils. Il m'a dit qu'il avait un gros cadeau pour toi...
     Tadhg a tout fait pour se libérer la journée, en vain : il avait déjà posé tous ses congés, et son supérieur a refusé de lui accorder une journée de plus, voire même juste l'après-midi.
     En parlant du loup, mon téléphone annonce l'arrivée d'un nouveau message que je m'empresse d'ouvrir :

>Tadhg, reçu à 13h01 : Salut, mon ange. Je sais que t'es stressée, mais tu n'as pas à l'être : tout va bien se passer, le petit cerisier ne sera pas arraché à ses racines, et Damien n'aura aucun droit sur elle. Je vous rejoins ce soir, Sakura et toi, tu me diras à quelle heure ? Je t'aime, I love you, taim i'ngra leat, aujourd'hui et dans dix ans. Tiens-moi au courant, joli cœur.

     Mon moral remonte légèrement, mais une boule de stress est toujours logée dans ma gorge, pas prête à déguerpir. La minute d'après, la famille Legrand au complet débarque dans mon appartement, je passe de bras en bras pour un câlin rapide, puis nous descendons tous pour rejoindre l'arrêt de tramway situé non loin de l'immeuble.

     Rien que de l'apercevoir devant le palais de justice, j'ai envie de dégobiller sur ses chaussures. Il a sorti un costume trois pièces histoire de faire bonne impression, mais il a l'air ridicule, avec sa valisette à la main ; il a cru qu'il allait vendre un bien immobilier, ou quoi ?
     — Papa, retiens-moi parce que je vais aller lui refaire le portrait, menace Grégory en serrant les poings le long de son corps.
     — Tu t'occupes de sa sale gueule, je m'occupe de lui couper les couilles, surenchérit Mathilde.
     Par chance, Sakura et ma mère sont quelques pas derrière nous et ne peuvent pas entendre les vulgarités des deux énergumènes.
     — Laisse-moi-en une, Mathilde, s'il-te-plaît, grogne mon père en fusillant Damien du regard. Bon sang, Lucile, je te jure qu'il serait déjà en taule depuis longtemps si tu nous avais tout dit avant !
     Je sais que ça n'est pas un reproche, ce qui ne m'empêche pas de me sentir légèrement vexée. Je viens de passer cinq ans à garder tout ça pour moi, à croire que la relation que j'avais avec Damien était saine et normale, je n'ai pas besoin qu'on me rabâche encore mon idiotie. Surtout maintenant que Tadhg me prouve que moi aussi, j'ai le droit au vrai amour.
     — Papa...
     — Désolé, chérie. Mais crois-moi, ce connard n'aura sûrement pas ma petite-fille.

**

     — Avez-vous cherché à contacter monsieur Argentier, après la naissance de votre fille ?
     Damien n'a pas encore parlé, honneur à la maman. Je le déteste, je le déteste de me faire faire ça, je le déteste de m'avoir mise sous son emprise, je le déteste de m'avoir mise enceinte !
     Non. Parmi toutes les choses horribles que j'ai subies avec lui, une seule source de lumière a jailli : ma fille.
     — Oui. Je lui ai envoyé un message pour lui annoncer mon accouchement et la maladie de Sakura, puis j'ai continué de temps en temps pour lui donner des nouvelles, lorsqu'elle était hospitalisée notamment, dis-je d'une voix claire, posée.
     — Et monsieur Argentier a-t-il répondu à ces messages ?
     — Non. Il n'a jamais, pas une seule fois, pris des nouvelles de ma fille, jusqu'à ce qu'on le croise au cinéma au mois de juin.
     L'avocate acquiesce, fait signe à mes parents de sortir avec Sakura, et je sais que le moment le moins agréable de la journée va commencer.
     — Pouvez-vous nous parler de votre relation avec monsieur Argentier, madame Legrand ?
     Grande inspiration. Le petit cerisier ne sera pas arraché à ses racines. Je t'aime.
     — J'allais avoir dix-huit ans lorsqu'on s'est rencontrés, lors d'une soirée. Deux mois après, on prenait un appartement ensemble pour l'année universitaire.
     — Comment était-il, dans l'intimité ?
     Elle le sait. Elle le sait, parce que j'ai dû tout lui raconter pour réunir un maximum d'éléments en ma faveur.
     — Il était... Hum... Dominant. Il m'obligeait à coucher avec lui, qu'importe l'endroit ou l'heure, il...
     Je ravale un premier sanglot, puis un deuxième.
     — Avez-vous été violée par monsieur Argentier lorsque vous entreteniez une relation avec lui ?
     — Objection ! Mon client est ici pour demander la garde de sa fille, sa vie sexuelle n'a rien à faire ici.
     Je jette un œil derrière moi, croise le regard de Damien, qui a un air satisfait sur le visage, puis reporte mon attention sur le juge.
     — Rejetée. La sécurité de cette enfant dépend également du comportement et du caractère de votre client. Madame Legrand, répondez.
     Je laisse passer une seconde, ferme les yeux, et me libère enfin du fardeau qui me pèse sur les épaules depuis cinq ans :
     — Oui. Monsieur Argentier m'a violé lorsque nous étions en couple. La nuit où ma fille a été conçue.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant