Chapitre 46 - Lucile

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Le 06 septembre 2022, Montpellier

     Damien n'a pas cherché à me recontacter, bien que j'aie reçu la visite des services sociaux samedi dernier. J'ai cru que j'allais péter un câble, lorsque j'ai vu la femme vêtue d'un tailleur-jupe, mallette à la main et lunettes sur le nez, inspecter mon appartement de fond en comble.
     Les prises électriques sont aux normes ? Les fenêtres sont sécurisées ?
     Sakura ne comprenait rien, jouant tranquillement dans sa chambre jusqu'à ce que la femme aille lui poser des questions à deux balles. Est-ce que maman s'occupe bien de toi ? J'ai appris que tu avais eu un plâtre, comment est-ce arrivé ?
     Le soir-même, j'ai appelé Tadhg, en pleurs. Damien va foutre ma vie en l'air, il va profiter de son influence pour m'enlever mon cerisier, alors qu'il n'en a jamais eu quelque chose à faire avant. La maman protectrice qui sommeillait en moi s'est transformée en véritable lionne, prête à tout pour garder son lionceau près d'elle.
     Je me suis renseignée pour porter plainte contre lui, mais le policier qui m'a reçue m'a gentiment fait comprendre que d'une part, j'étais en couple avec mon agresseur au moment du « viol », et que d'autre part, cinq ans se sont écoulés depuis.
     J'en ai vomi toute la nuit.
     Si j'avais écouté mes amis de l'université plus tôt, si j'avais osé parler de tout ça à mes parents... Je ne me retrouverais pas dans cette galère aujourd'hui.
     Quelle conne !

     — Ça va, joli cœur ? se préoccupe Tadhg lorsque je fronce les sourcils et serre les dents, en proie encore une fois aux sentiments atroces qui se mêlent en moi depuis des semaines.
     Il ne travaille pas ce matin, Sakura est à l'école, si bien que nous sommes retombés dans l'adolescence, programmant notre rendez-vous dans la discrétion la plus totale. Il est arrivé à neuf heures, lorsque je suis revenue de l'école, et doit repartir vers treize heures. Aussi, installés dans le canapé, nous venons de passer une heure à regarder une série, mes mollets sur ses cuisses, ses mains caressant mes jambes découvertes.
     Je me redresse et pose ma tête sur son épaule, me délectant de la sensation de ses lèvres qui se posent sur mon cuir chevelu et de ses doigts qui caressent désormais mon bras.
     — Oui, mens-je dans un soupir. Sakura a mal dormi la nuit dernière, je suis crevée...
     — Tu mens. Dis-moi tout, mo ghrá.
     Je n'ai pas encore pris la peine de chercher la signification de ces deux mots, mais l'entendre parler irlandais ravive les papillons logés dans mon ventre à chaque fois que je suis avec lui. Il met l'épisode sur pause, fait passer mes jambes sur ses cuisses et pose son menton sur mon crâne, attendant d'entendre mes tourments intérieurs.
     — J'ai reçu la convocation du juge, ce matin... avoué-je enfin. Dans trois semaines, je vais devoir plaider ma cause et croiser les doigts pour que ma fille reste ici, avec moi et... avec toi.
     — Tout ira bien, arrête de t'inquiéter.
     J'hoche à peine la tête, parce qu'il a beau me répéter ça encore et encore, le doute continue de prendre la plus grande place dans mon cerveau. J'ai non seulement peur pour mon avenir en tant que mère, mais aussi pour l'avenir de cette relation amoureuse naissante entre nous. Ça fait à peine une semaine, et j'ai déjà peur qu'il m'abandonne, las de devoir sans cesse me rassurer pour tout et rien.
     — Il y a autre chose ? Tu avais promis de tout me dire, je te rappelle, ajoute-t-il en plantant son regard dans le mien.
     Je fourre mon visage dans son cou et joue avec ses doigts, attendant de trouver les mots afin de les formuler à voix haute :
     — Tu vas finir par en avoir marre, de m'entendre me plaindre et pleurer tout le temps...
     Je sens sa mâchoire se contracter tandis que sa main emprisonne la mienne, puis sa bouche se pose sur mon front.
     — En trois ans que je te connais, tu n'as jamais lâché les armes une seule seconde ; tu as le droit de le faire maintenant, tu sais. Je t'ai promis d'être là, et je le pense.
     Cette fois, je ne résiste pas lorsque sa main bloque mon menton pour me forcer à le regarder. La seconde d'après, il fond sur mes lèvres, tellement tendrement que j'ai envie de rester ici toute ma vie.
     — J'ai quelque chose à t'avouer, joli cœur... chuchote-t-il lorsqu'il me laisse reprendre ma respiration, son front contre le mien, mon nez contre le sien.
     Pas déjà, pas si tôt. Si ?
     — Je suis tombé amoureux de toi avant même que Sakura me demande si j'avais une amoureuse. De toi, et de ta force, et de ton sourire, et de ta relation avec ta fille, et d'absolument tout, y compris ta part plus secrète et ton côté brisé.
     Si.
     Je ne sens même pas la goutte d'eau salée qui décide de m'échapper jusqu'à ce que sa bouche vienne la cueillir. Il embrasse ma pommette, caresse mon oreille avec le bout de son nez pour y murmurer :
     — Taim i'ngra leat, ça veut dire « je t'aime ». Je t'aime, Lucile, c'était déjà le cas l'année dernière, l'année d'avant, et ça sera toujours le cas demain ou dans un an. Alors arrête d'avoir peur, parce que je ne t'abandonnerai pas, mon ange.
     Je ne sais pas si ce sont des larmes de joie ou de tristesse qui s'écoulent désormais, mais je trempe le cou de Tadhg tandis qu'il continue de me dire ces mots, tantôt en irlandais, tantôt en anglais, sa deuxième langue natale, tantôt en français. Je crois que c'est la première fois que j'entends ces paroles de la bouche d'un homme. C'est la première fois que quelqu'un me promet d'être toujours là, que quelqu'un devine mes traumatismes, mes peurs.
     En seulement deux mois et demi, notre relation est passée du tout au tout. Ça m'aurait terrifiée il y a encore quelques mois, parce qu'entre Damien et moi, non seulement ça avait commencé à la même période, mais c'était également tout aussi rapide.
     Pourtant, je suis loin d'avoir peur, dans les bras de Tadhg.
     — Tu pleures parce que c'est pas réciproque ? suggère-t-il pince-sans-rire, ses pouces balayant chacune des gouttelettes qui roulent sur ma peau.
     Un bruit entre le rire et le sanglot m'échappe alors qu'il m'offre un léger sourire, et c'est d'une voix quasiment inaudible que j'ose, à mon tour, lui confier mon amour :
     — Ma fille a gagné alors, parce que je t'aime aussi, Tadhg. Je crois même que ça fait des mois entiers que je t'aime, mais que j'avais juste peur de me l'avouer... Tu es le premier qui a su voir au-delà de la maman épuisée pour atteindre le cœur de la femme légèrement fissurée, et j'étais déjà folle amoureuse de toi avant même de pouvoir m'en rendre compte.
     J'aurais dû voir l'étincelle dans ses iris bien plus tôt. C'était inéluctable, évident, pareil aux éclairs qui suivent le grondement du tonnerre : subit, à la fois beau et effrayant. Un arc-en-ciel en pleine tempête, une accalmie dans une eau agitée, une bouée de sauvetage dans un océan de douleur.
     Aujourd'hui, enfin, l'océan de douleur se transforme en océan de bonheur. Plus besoin d'arc-en-ciel, plus besoin de bouée ; seulement besoin de son amour.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant