Chapitre 6 - Lucile

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Le 03 mai 2020, Montpellier

     Ma fille a passé son deuxième anniversaire enfermée entre quatre murs. D'ailleurs, ça fait plus d'un mois et demi que je ne suis pas sortie, moi non plus.
     Pandémie de la Covid. Anxiogène pour tout le monde, et ça me rend encore plus folle que n'importe qui, je crois ; si Sakura l'attrape, déjà que l'état de ses poumons a commencé à se dégrader légèrement, je n'ose même pas imaginer ce qu'il va se passer.
     D'où le fait que je reste moi aussi enfermée dans l'appartement. J'avais fait le plein de courses à l'annonce du confinement, et le docteur Gallagher, seule personne qui a le droit de venir à domicile pour les séances de kiné, toujours quotidiennes, de Sakura, se charge de me ramener ses médicaments.
     D'ailleurs, le jour de l'anniversaire de ma fille, il s'est ramené chez nous avec une pile de cookies, et un énorme ours en peluche qui prend tout le lit de Sakura, parce que mademoiselle ne veut plus dormir sans son « Balou », comme elle l'a surnommé. Je crois que c'était la plus belle journée de confinement que j'ai passée. La plus belle journée tout court depuis plus d'un an, durant laquelle Sakura a enchaîné bronchites, quinte de toux, et hospitalisations de jour, jusqu'à ce que le monde se ferme et que l'on reste toutes les deux dans un trente mètre carrés.
     Tadhg est probablement le médecin le plus doux qui suit Sakura. Patient, il ne force pas si elle ne veut pas faire les exercices de kinésithérapie, quitte à prendre du retard sur ses autres consultations pour être sûr de pouvoir la désencombrer quand même. Il passe tous les matins, entre huit heures et midi, et ramène toujours un truc différent. Lundi dernier, c'était des crêpes qu'il avait préparées. Mardi, pris ailleurs, il n'est venu qu'à onze heures, avec des muffins salés. Mercredi, Sakura a eu le droit à des crayons de couleur.
     Nos relations restent purement professionnelles, pourtant, je ne peux que lui être reconnaissante de réussir à faire sourire ma fille. Et moi, par la même occasion.

     Il n'est que sept heures cinquante lorsque, justement, l'interphone se met à sonner. J'ouvre, m'empresse de ranger les restes de mon petit-déjeuner, et tente de défaire les nœuds qui doivent encore emmêlés mes cheveux avant qu'il arrive à la porte. Un minimum présentable, quand même !
     — Bonjour bonjour ! Je suis passé à la pharmacie au passage, vous m'avez bien dit qu'elle n'avait presque plus de vitamines ? demande-t-il avec son petit accent probablement irlandais, à peine la porte ouverte, en me tendant un sachet en plastique floqué de l'enseigne de la pharmacie près de l'hôpital, l'une des seules encore ouvertes.
     — Oui, merci. Sakura dort encore, je vais la réveiller.
     Comme d'habitude, il porte un masque chirurgical et passe une minute à se laver les mains dans la salle de bains. J'en profite pour rejoindre la chambre de ma fille, la regarde dormir quelques secondes avant de la prendre doucement dans mes bras. Elle ouvre à peine un œil, se rendort aussitôt.
     — Allez, petit cœur, on va désencombrer ces vilaines bronches !

     J'ai parfois mal au cœur de voir la vie que je lui offre ; faite d'hôpital, de patients avec qui elle ne peut pas avoir de contact au risque d'attraper une bactérie, de rendez-vous en tout genre et de médicaments. Juste avant le confinement, le pédiatre et le reste de l'équipe du CRCM se sont mis d'accord pour que Sakura prenne, en plus de l'ivacaftor, le lumacaftor comme modulateurs de CFTR. Seulement possible à partir de deux ans, mais nécessaire pour limiter au maximum les sécrétions trop visqueuses. Entre temps, nous avons été contraints de rester chez nous, mais la décision est restée la même ; le jour de ses deux ans, le pédiatre m'a envoyé l'ordonnance, et évidemment, le docteur Gallagher s'est chargé de m'apporter les deux boîtes, en prenant le temps de m'expliquer quel ordre respecter et comment faciliter la prise des médicaments pour une si petite fille.
     — Vous n'étiez pas obligée de vous presser, mon prochain rendez-vous n'est qu'à neuf heures, à quelques rues d'ici. Elle a bien dormi, quand même ?
     — Oh, oui ; elle est tombée comme une masse à vingt heures.
     Je crois que Sakura reconnaît la voix de son kiné, maintenant ; elle ouvre grand les yeux, nous offre un joli sourire suffisant pour nous dévoiler ses quatre petites dents du bas, et gigote dans mes bras. Je la pose à peine par terre qu'elle titube, encore ensommeillée, vers le soignant, les bras ouverts pour qu'il la prenne dans les siens. Parfois, j'ai l'impression qu'elle préfère son kiné à moi, c'est dire...
     — Bonjour, petite poupée ! Prête pour mener une nouvelle bataille, ce matin ?

     Moi qui avait peur, lorsque Sakura s'est retrouvée dans tout ce milieu médical, que les professionnels ne portent pas une réelle attention à son cas... Au CRCM, ils voient des patients atteints de la mucoviscidose tous les jours, c'est leur routine ; une petite fille de deux ans ? normal, pour eux. Pourtant, c'est tout le contraire qu'il s'est passé : elle est restée la plus jeune patiente du service jusqu'à il y a trois mois, et tous les médecins sont d'une douceur remarquable, avec elle.
     Lorsque j'ai rencontré la maman du nouveau-né qui venait tout juste d'arriver, j'ai eu l'impression de me revoir après l'annonce de la maladie. Elle se sentait coupable, avait l'impression de ne rien pouvoir faire, de devoir dire adieu à son enfant dès la première hospitalisation. J'aurais bien voulu la rassurer en lui disant que l'on finit par s'y habituer, mais je n'en ai rien fait. À la place, je lui ai simplement dit la vérité : la culpabilité ne part jamais, elle devient seulement un peu plus supportable. Je n'ai pas pris une seule minute pour moi depuis ma journée spa, que ma sœur m'avait offert l'année dernière. Pourtant, les parents d'enfant malade sont suivis par un psychologue, pour réussir à supporter toute la pression. Le suivi, en dehors des malades, se fait aussi au niveau de la famille, et je dois dire que ça fait du bien, des fois, de se sentir soutenue dans cette épreuve.

     — Vous avez des courses à faire ? Allez faire un tour, si vous voulez. Ça vous fera du bien. La séance va prendre un peu de temps, elle m'a l'air bien encombrée aujourd'hui.
     Et il pense que c'est en me disant ça que je vais accepter de mettre le nez dehors ?
     — Vous croyez vraiment que je vais vouloir la quitter des yeux, si vous me dites qu'elle est plus encombrée que d'habitude ?
     — Vous pouvez avoir confiance en moi, elle sera entre de bonnes mains. Sortez un peu, allez vous acheter une plaquette de chocolat ou je ne sais quoi, je vous promets qu'elle ira bien.
     J'hésite, très longtemps. Puis je me rappelle que mon réfrigérateur est presque vide, que je suis quasiment à court de couches, et je prends sur moi pour enfiler chaussures et veste, quittant l'appartement après un dernier baiser sur le front de mon cerisier.
     — Maman revient, mon cœur. Tu restes avec le docteur ?
     — Oui !
     Bon sang, même ma gamine veut se débarrasser de moi, si ça ce n'est pas une trahison !

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant