Chapitre 18 - Lucile

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Le 30 juin 2022, Montpellier

     Ce matin, lorsque j'ai déposé Sakura à l'école, elle a à peine pris le temps de me faire un bisou. Tout mignonne avec son petit sac à dos et sa casquette vissée sur la tête, d'où ressortaient les deux petites couettes au bas de son crâne, on aurait cru une vraie petite fille ; sûre d'elle, belle, et qui veut seulement profiter de son enfance.
     De mon côté, j'angoisse. C'est sa toute première sortie scolaire, et malgré le pique-nique que je lui ai préparé et sa gourde d'un litre, bien lourde pour ma toute petite puce, je ne suis pas rassurée. Mon téléphone ne m'a pas quitté de toute la matinée, donc je peine à me concentrer sur mon travail.
     Mes parents diraient sûrement qu'il faut que j'arrive à relativiser : Sakura va bien. L'augmentation des séances d'aérosol a eu les effets escomptés, il y a même une petite amélioration au niveau de ses fonctions pulmonaires, déjà très bonnes compte tenu de la mucoviscidose. Pourtant, c'est plus fort que moi ; à l'idée qu'il puisse lui arriver quelque chose, j'en suis malade.

     Je m'apprête à prendre ma pause déjeuner lorsque mon téléphone se met à vibrer sur mon bureau. L'école. S'il y a un Dieu, s'il-vous-plaît, faites que ça soit juste un petit bobo.
     — Madame Legrand ? C'est l'infirmière scolaire. Sakura a fait un malaise au zoo.
     
Coup de poignard.
     — Est-ce qu'elle va bien ? J'arrive tout de suite.
     — Les pompiers ont été appelés, elle semble un peu déshydratée mais on essaie de la faire boire. On vous attend.
     Pompiers. Boire. Tout se bouscule. J'ai peur pour ma petite fille, parce que je sais qu'une déshydratation dans son état n'est pas rien. Je raccroche quelques secondes plus tard, déjà prête à partir sur-le-champ, lorsqu'une voix forte m'interrompt dans mes mouvements :
     — Je ne crois pas que ça soit la fin de votre journée, madame.
     Oh bordel, je n'en peux plus, de ce patron à la con !
     — Ma fille a fait un malaise, je vais la rejoindre.
     Je suis déjà à deux doigts de me mettre à crier de colère contre l'injustice que ma fille subit, il n'a pas intérêt à me faire chier longtemps, celui-là !
     — Sans me prévenir ? Vous vous croyez où ? demande-t-il avec un ton supérieur, qui m'exaspère encore plus.
    — Et vous, vous croyez quoi ? Que je vais rester tranquillement à répondre à des coups de téléphone au lieu de rejoindre ma fille qui a besoin de moi plus que de n'importe qui ? hurlé-je à moitié, ma voix manquant de défaillir sur les deniers mots.
     Je ne lui laisse pas le temps de répondre, dévale les escaliers aussi vite que possible et cours rejoindre ma voiture, garée sur le parking à deux minutes d'ici. Une chance que j'ai décidé de la prendre lorsqu'ils ont annoncé de la pluie pour aujourd'hui...

     J'arrive au zoo vingt minutes après, coincée dans les embouteillages une bonne partie de la route. L'ambulance est garée devant l'entrée ; je sais déjà que Sakura doit être à l'intérieur, en train de pleurer.
     Je me gare rapidement, claque la portière et marche à grands pas jusqu'au premier pompier que je vois.
     — Vous êtes la maman de Sakura ? Elle vous réclame.
     — Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demandé-je tout en le suivant vers le véhicule.
     — Elle est tombée sur le sol pendant son malaise, on regarde si ça nécessite des points de suture. L'infirmière nous a dit qu'elle avait la mucoviscidose, c'est ça ?
     J'acquiesce vivement, mes phalanges rendues blanches à force de les serrer sur mon sac à main. Je n'ai qu'une seule envie : la voir et m'assurer qu'elle va bien.
     — Elle s'est déshydratée, avec la chaleur qui nous tape sur le crâne depuis ce matin. L'infirmière affirme qu'elle a bien bu aujourd'hui, mais ça n'a pas suffit.
     Évidemment que ça n'a pas suffit ! Ma fille a la mucoviscidose, ses glandes sudoripares ne fonctionnent pas normalement !
     
Je garde tout ça pour moi. Ce n'est pas le moment de m'énerver contre des pompiers qui essaient simplement de me rassurer.
     La maîtresse et l'infirmière me racontent tout ce qu'il s'est passé ; ma fille a quasiment terminé sa bouteille d'eau, l'infirmière l'a fait se mettre un peu à l'écart pour respirer dans son nébuliseur, tout allait bien. Juste après avoir mangé, pourtant, Sakura est tombée dans les pommes. Ça n'a duré que quelques secondes.
     Elle a l'air si petite, sur ce grand brancard... Une petite traînée de sang coule le long de son menton, et je vois d'ici la bosse sur son front.
     — Maman ? appelle-t-elle d'une toute petite voix, que je peine à entendre.
     — Je suis là, mon cœur. Maman est là.
     Je monte avec elle, regarde son visage si pâle, ses petits yeux rougis par les larmes, maudis tous les dieux qui peuvent exister de faire subir tant de choses à un être si jeune et innocent.
     — Elle est suivie au CHU, c'est ça ? demande une jeune médecin tandis qu'elle ajuste la perfusion dans la veine de ma fille.
     — Oui.
     — On va l'amener là-bas, alors.
     Je reste dans l'ambulance avec elle, sa main dans la mienne, et trace distraitement des petits cercles dans sa paume.
     — Ça va aller, ma puce. On va aller voir le docteur Bachot, tu te souviens de lui ? C'est le monsieur qui écoute ton petit cœur.
     Celui-là même qui m'avait annoncé que ma fille avait la mucoviscidose, quarante-huit petites heures après mon accouchement. Le pédiatre qui suit Sakura depuis sa naissance, en plus de tous les spécialistes qui se sont succédé au fil des années.
 

    Je ne sais même plus qui j'essaie de convaincre en disant que tout ira bien : ma fille, ou moi-même ?
     Je n'en peux plus. Ça fait quatre ans que je passe mes nuits à pleurer dans le noir, que la peur de perdre ma fille m'enserre la gorge à chaque seconde, que je me déteste d'avoir contribué à refiler une maladie pour le moment incurable à la petite fille la plus merveilleuse du monde.
     Tadhg a tort : les racines ne sont plus assez fortes, pas extraordinaires. Elles refusent juste de lâcher le cerisier, venu à la vie grâce à elles ; alors elles s'accrochent dans l'espoir de voir arriver un miracle, pour que la jeune pousse reprenne des forces et grandisse encore pour de nombreuses années.
     Seulement, parfois, les racines aussi sont fatiguées et ne rêvent que d'une chose : abandonner. Elles n'en ont pourtant pas le droit. Le cerisier, malgré son jeune âge, continue à lutter contre le mistral, qui souffle de plus en plus fort dans ses branches ; pourquoi des racines plus anciennes, habituées à porter tout le poids du monde, s'autoriseraient-elles à tout lâcher ?

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant