Le 01 juin 2022, Agde
Lunettes de soleil sur le nez, je regarde Mathilde et Bastien, son mari, jouer avec leur nièce. Ses éclats de rire sont une douce mélodie qui se couple avec les bruits des vagues, derrière elle. Le printemps, bien installé depuis quelques mois, nous enveloppe d'une douce chaleur, et le soleil tape fort en ce mercredi après-midi.
Depuis bientôt une semaine, Sakura subit six séances d'aérosol par jour. Une le matin, juste avant l'école. Une autre durant la matinée, que l'infirmière scolaire a accepté de réaliser en classe pendant la récréation. La suivante le midi, lorsque je termine mon mi-temps de secrétaire et que je la récupère. Encore une juste après l'école. Puis après le bain. Puis juste avant de dormir.
Jusqu'ici, elle ne s'en est pas plainte ; pourtant je connais ma fille. Elle perd un peu plus son joli sourire à chaque journée, si bien que les mots de son kiné n'arrivent plus à se frayer un chemin jusqu'à mon cerveau. Je doute, j'ai l'impression d'être la pire maman du monde, qu'importe ce que peuvent dire les personnes qui m'entourent pour me persuader du contraire.Lorsque Grégory me rejoint, après être allé chercher une glace pour Sakura, son visage se tourne vers l'horizon et sa voix vient briser le silence qui venait de s'installer.
— Je peux te poser une question ?
J'hoche la tête, l'intimant de ne pas hésiter.
— T'as déjà cherché à retrouver tes parents biologiques ?
Sa demande me surprend. À vrai dire, nous n'avons jamais parlé réellement de notre naissance, dans la famille. Pour Mathilde, qui savait déjà ses parents morts dans l'éboulement d'un immeuble de Casablanca, ça ne servait à rien de découvrir ce pays natal et ses origines. Pour mon frère et moi, abandonnés volontairement, c'est plus compliqué.
— Pas vraiment, je crois. Je me suis toujours demandée pourquoi ils avaient fait ça, et ce que je leur dirais si je les retrouve un jour, mais ensuite je regardais papa et maman... Je me disais que ça leur crèverait le cœur, si j'omettais le souhait de chercher d'où je venais, admets-je doucement.
Il acquiesce pour marquer son approbation, prend une longue inspiration, puis suit des yeux la petite fille qui tente de faire une roue dans le sable.
— Je pars au Brésil à la fin du mois. J'ai contacté l'orphelinat où j'étais, et ils ont retrouvé une lettre que l'ancienne directrice avait refusé de donner à papa et maman quand ils sont venus me chercher.
Coup de massue. Celle-là, je ne l'avais pas vu venir ; mais je ne peux que comprendre le désir qui l'anime de découvrir enfin ses racines, et les réponses à des questions que moi aussi, je me pose chaque jour sans avoir la force de chercher à les trouver.
— J'ai pas encore osé leur dire... J'ai peur de leur réaction, avoue-t-il à demi-mot. Ce sont eux, mes parents, c'est eux qui m'ont aimé toute ma vie, mais j'ai besoin de savoir la vérité pour trouver qui je suis. Ces derniers temps... J'sais pas, j'ai l'impression de pas être en phase avec moi-même, sur plein de trucs.
— Greg... Ils ne le prendront pas mal, tu sais. Je crois qu'ils seront même heureux d'apprendre que tu tentes ta chance pour trouver qui tu es. T'as dix-neuf ans, t'as tous les droits du monde de vouloir te découvrir.
Je le bouscule légèrement d'un coup d'épaule, puis pose ma tête contre son bras. Il prend une grande inspiration avant de poursuivre :
— Je crois... Je crois que j'suis gay. Il y a un mec, à la fac, qui... C'est bizarre. J'ai jamais ressenti ça avec une fille.
Alors ça ! Mon frère n'a jamais réellement ramené de petite-amie à la maison, mais je l'ai déjà vu, une fois, en allant le récupérer au lycée, embrasser une fille devant le portail. Je l'avais charrié avec ça, jusqu'à ce qu'il me fasse promettre de ne rien dire aux parents. En revanche, je ne m'attendais pas non plus à une telle vulnérabilité dans sa phrase, soufflée d'une façon à peine audible, et je me pelotonne encore plus contre lui.
— Comment il s'appelle, ce garçon ? demandé-je doucement en tapotant sa cuisse, sourire aux lèvres.
— Pablo. On est dans la même licence depuis la première année, et... J'ai l'impression qu'il me fait du rentre-dedans, depuis quelques semaines. C'est différent. On dirait qu'il me voit, moi, et pas juste la façade que je montre aux autres. On s'envoie tout le temps des textos, et il a un humour de malade.
— T'es amoureux de lui, frérot. Cupidon a réussi à viser juste, et si c'est réciproque, il va falloir que tu lui fasses clairement comprendre, à ton Pablo.
Je sens son soulagement dans son rire, ses bras me collant contre son torse. J'ai beau être la grande sœur, ça fait du bien, parfois, de me sentir protégée avec lui.
— Tu peux parler, toi ! Ta fille est suivie par un médecin sexy à mort, et tu l'as toujours pas mis dans ton lit. Je t'aurais bien demandé si tu comptais finir nonne, mais je doute qu'ils t'acceptent avec Sakura, au couvent.
Non, mais le coup bas ! Je lui donne un conseil, et il se permet de critiquer le néant de ma situation amoureuse ?
— Entre toi et Mathilde, il doit avoir les oreilles qui sifflent, le pauvre ! Tadhg est simplement le kiné de Sakura, il n'y aura jamais rien entre nous.
Je me dégage de son étreinte et lui balance mon poing dans le bras en voyant sa mine amusée.
— Déjà, t'es passée de « docteur Gallagher » à « Tadhg ». Bon, il t'a fallu trois ans, mais on est sur la bonne voie, tu tiens le bout !
Je roule des yeux, blasée de voir qu'ils se sont tous mis d'accord pour me caser avec le soignant. Je pense la conversation close, pourtant Grégory revient à la charge :
— Avoue qu'il est sexy, quand même. Et le dessin qu'il a fait pour ta fille ? Je sais même pas pourquoi tu l'as pas encore laissé te déshabiller et te baiser sauvagement, sérieux.
— Non mais oh, un peu de respect pour ta sœur, espèce de petit con !
— Technique d'évitement, basique...
Je lui lance un regard noir en lui jetant une poignée de sable, sentant mes joues chauffer dangereusement – et ça n'a rien à voir avec la météo.Tadhg est un bel homme, c'est un fait. Avec ses cheveux toujours un peu en bataille, sa fine barbe soigneusement taillée et ses yeux gris, nul doute qu'il doit avoir toute la gent féminine à ses pieds. Il est attentionné, et la dernière fois, j'ai bien cru que j'allais me retrouver à pleurer dans ses bras, lorsqu'il m'a dit que Sakura puisait sa force en moi. Mon moral était en berne, et juste avec cette phrase, il a réussi à me redonner le sourire. Le dessin du cerisier... Je le regarde tous les jours en passant devant le frigo.
— Si j'avoue qu'il est beau, vous me foutrez la paix avec ça ? demandé-je, histoire de mettre un terme au supplice qui dure depuis trois ans.
— Tu parles du docteur Gallalou, maman ? Tu le trouves beau ? Ça veut dire que t'es amoureuse de lui ?
Bordel. Sakura se tient dans mon dos, les yeux pétillants d'espoir et de joie.
— Chérie, dire de quelqu'un qu'il est beau, ça ne veut pas dire qu'on est amoureux de lui, tu sais.
Je suis dans la merde.
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Et les mistrals gagnants...
RomanceLucile, vingt-quatre ans, élève seule Sakura, sa fille de quatre ans. Son "joli cerisier", comme elle aime tant l'appeler. Fort, robuste, qui peut traverser toutes les tempêtes. Seulement, parfois, les tempêtes sont trop puissantes pour un si jeune...