Chapitre 40 - Lucile

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Le 19 août 2022, Marseillan-Plage

     — Je... J'en sais rien, avoué-je finalement, tout en baissant mon regard pour éviter de croiser le sien.
     Pourtant, il bloque ma mâchoire entre ses doigts pour me forcer à le regarder, se penche légèrement au-dessus de la table.
     — Tu aimes chanter ; je t'ai entendu plusieurs fois. Tu aimes ta fille, évidemment, et ta famille. Ta mère m'a dit aussi que tu faisais les meilleurs cookies du monde, ce que j'ai d'ailleurs pu constater au mois de juin, et j'ai appris par Sakura que tu lui préparais toujours des bons repas. Tu aimes regarder des dessin-animés, et pas seulement pour lui faire plaisir ; la dernière fois, t'étais encore plus à fond qu'elle dans Zootopie. Je suppose que tu aimes aussi toujours jouer du piano et danser, mais que tu l'as oublié depuis que tu es devenue maman. Ça, c'est ce que tu aimes. Niveau défauts, je dirais que tu es un peu trop têtue, et que tu refuses de voir la vérité en face lorsqu'elle ne concerne pas ta fille. En revanche, tu as un cœur énorme, tu es sensible, tu es gentille, intelligente et courageuse.
     Je vais pleurer. Deux fois en une soirée, lors d'en rencard... Il va finir par fuir.
     — Tu veux vider mon stock de larmes ? balbutié-je, tentant d'alléger l'atmosphère qui s'est un peu trop chargée d'émotions.
     — Je te dis juste ce que moi, je pense, joli cœur. Je crois qu'au fond de toi se cache toujours la jeune femme de vingt ans qu'on a laissée tomber lors de sa grossesse, et qui a ensuite dû porter à bout de bras le poids de la maladie pour essayer de prendre la douleur de son enfant. Je crois que cette jeune adulte forcée de grandir un peu trop vite n'a jamais cessé d'exister, et que tu es encore terrifiée à l'idée de laisser entrer quelqu'un dans ta vie par peur qu'il t'abandonne à son tour. Je vais peut-être passé pour un énorme connard, mais je pense aussi qu'inconsciemment, ton adoption et le départ de Damien ont laissé des séquelles en toi, et qu'aujourd'hui tu as trop peur de vivre pleinement un jour et de tout perdre le lendemain.
     Je le déteste, mais putain, il a raison. Il a raison, et c'est bien la première fois que quelqu'un met le doigt sur mes blessures, appuyant dessus pour enfin endiguer l'hémorragie qui menace. Je ravale ma peine, pose ma main sur son poignet lorsque sa paume caresse lentement ma joue, le monde autour de nous devenant secondaire.
     — Tu as le droit d'avoir peur, Lucile. Tu as le droit d'en vouloir à la Terre entière, mais tu as encore plus le droit d'exister et de compter pour quelqu'un. Danse, joue du piano, chante, reprends la lecture, et arrête de mettre ta vie sur pause pour Sakura.
     J'hoche la tête, murmure un « merci » tandis qu'on dépose nos plats devant nous, mettant un point final à la discussion.

     Nous n'avons pas réabordé le sujet lorsque nous quittons le restaurant pour nous rendre sur la plage. Tous deux assis à même le sol, le coucher du soleil ainsi que le bruit des vagues en fond, je me délecte de la légèreté du moment, bien différent de celui de tout à l'heure. Tels deux adolescents, nous avons commencé une partie de « tu préfères », et c'est à mon tour de proposer quelque chose.
     — OK, laisse-moi réfléchir... Tu préfères... manger le même plat jusqu'à la fin de ta vie, ou boire la même boisson ?
     Je profite de son instant de réflexion pour contempler son profil. La forme de sa mâchoire, légèrement carrée, est accentuée par une fine barbe ; ses cils sont bien plus longs que les miens ; et ses cheveux, légèrement décoiffés par le vent qui souffle doucement, lui donnent un côté désordonné très craquant.
     — Si le plat est une pizza, c'est clair que je prends cette option. À moi : tu préfères danser maintenant, ou dans cinq minutes ?
     Un gloussement m'échappe tandis qu'il me regarde du coin de l'œil.
     — Disons... maintenant ?
     Son sourire s'élargit alors qu'il se lève et me prend la main pour m'aider à me remettre debout.
     La seconde d'après, une main se pose sur ma taille, l'autre se loge entre mes doigts. Je me rapproche de son corps avant de le laisser me guider de pas en pas, étonnée de voir que lui aussi sait danser.
     Ma tête contre son torse, son souffle sur mon front, je ferme les yeux et me laisse simplement transporter par toutes ces sensations oubliées. La danse m'a manqué, et il a fallu que Tadhg le remarque pour que j'en prenne conscience moi aussi.
     Il me fait tourner sur moi-même, replace sa main sur ma taille puis la glisse dans mon dos. Je me laisse aller, seul le son des vagues s'échouant dans le sable en guise de musique. Emportée par tout un tas de sensations étranges, oubliées depuis des années, je commence à fredonner l'air de l'une de mes chansons préférées de ces derniers mois : Hold My Hand, de Lady Gaga. C'est la première qui m'est venue à l'esprit.
     — Tu peux chanter les paroles, tu sais, m'intime Tadhg à voix basse, mon front désormais contre sa joue alors qu'il a baissé la tête.
     — Je ne chante jamais en public, avoué-je timidement, craignant ce qu'il pourrait se passer si je levais le visage.
     Ses lèvres se posent brièvement dans mes cheveux.
     — C'est juste nous deux. Toi et moi. Laisse-moi entendre ta voix, joli cœur.
     Je finis par céder, commence doucement à faire s'élever les paroles dans l'air, aussi bas que possible pour que ce moment ne reste qu'à nous. Je me rends compte rapidement qu'elles correspondent parfaitement avec tout ce que m'a dit Tadhg ce soir.
     Lorsque je termine le dernier couplet et ose enfin croiser son regard, je comprends que nous avons fini de jouer, lui et moi. Je me perds dans ses iris d'une couleur annonciatrice d'orage, sa main se pose dans ma nuque, nos visages se rapprochent. Mes yeux se ferment, nos bouches se frôlent, la sonnerie d'un téléphone nous fait sursauter.
     — Désolée, m'excusé-je en réalisant que c'est le mien qui vient de briser le moment.
     Il replace une mèche de cheveux derrière mon oreille, se mord la lèvre et fait un signe en direction de nos quelques affaires, restées par terre.
     — Tu peux répondre, c'est peut-être Sakura qui a besoin d'être rassurée avant d'aller dormir.
     Je fronce brièvement les sourcils en constatant qu'effectivement, c'est ma mère qui essaie de me joindre. Pourtant, il est plus de vingt-et-une heures : ma fille devrait déjà être au lit depuis une heure.
     Je décroche juste avant qu'elle soit envoyée sur la messagerie, Tadhg restant légèrement à l'écart.
     — Tout se passe b...
     — Enfin, bon sang ! Ça fait vingt minutes que j'essaie de te joindre, chérie. On est... aux urgences, lâche ma mère dans un souffle.
     — Quoi ? Comment ça, aux urgences ? Où ?
     À l'entente de ma phrase, Tadhg me rejoint, une mine soucieuse tirant ses traits.
     — Sakura est tombée du lit, je crois qu'elle s'est cassée le coude. Elle est avec ton père, le médecin lui fait passer une radio.
     Non non non non non !
     Je le savais.
     Je savais que c'était une mauvaise idée, de prendre juste une soirée pour moi.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant