Chapitre 4 - Lucile

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Le 05 avril 2019, Agde

     Son premier anniversaire n'aura pas lieu au CHU, dieu merci. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir eu une grosse frayeur il y a deux mois, lors de la visite médicale. Après des analyses bactériologiques positives, Sakura a été hospitalisée trois semaines pour lui administrer un traitement nécessaire, compatible avec les médicaments qu'elle prend déjà quotidiennement.
     J'ai l'impression, de mon côté, d'avoir pris cinq ans en douze mois. Je n'ai jamais aussi peu dormi de ma vie, je passe mon temps à nettoyer du sol au plafond chaque pièce de mon appartement, je surveille ma fille comme du lait sur le feu à chaque seconde.
     J'ai réussi, malgré tout, à valider ma Licence, mais j'ai fini par m'éloigner de toutes les amies que je m'étais faites à l'université. Qui veut être amie avec une maman parano, dont la fille a une maladie incurable ? Personne.
     J'ai bien tenté de trouver un emploi, mais le job de serveuse que j'avais réussi à dégoter n'a pas été concluant : mon contrat a été rompu au bout d'un mois, parce que je passais mon temps à demander à ma sœur si tout se passait bien.

     — On l'a fait, mon cerisier ! Ta première année !
     À l'occasion, le CHU a accepté, pour la première fois en un an, de faire l'impasse sur la kiné obligatoire du matin. De toute façon, dès demain, Sakura sera suivie par un nouveau kinésithérapeute, le premier étant parti à la retraite hier.
     J'ai déniché la plus jolie robe possible, rose avec un petit tutu, et j'ai réussi à rassembler les cheveux noirs de jais de mon mini-moi en un petit palmier sur le haut de son crâne.
     — Mama.
     Ça aussi, c'est ma plus grande fierté. Ses premiers mots, ses premiers pas. Au premier abord, Sakura a tout de la petite fille d'un an en bonne santé. Elle a parfois des crises de toux, mais rien d'inquiétant, selon les médecins. Elle prend des biberons d'eau d'Adiaril pour rester suffisamment hydratée, mais comme tous les autres bébés, on a commencé la diversification alimentaire il y a quelques mois. Toujours en prenant les plus grandes précautions pour que son état nutritionnel soit le meilleur possible, elle prend des compléments d'enzymes pancréatiques, et elle est sous traitement d'ivacaftor pour améliorer la fonction de la protéine défectueuse due aux variants du gène de la mucoviscidose.
     — Oui, mon amour, je suis ta maman ! On va aller voir papy et mamie pour souffler la bougie ?
     Son sourire vaut tout l'or du monde, ses petites mains qui applaudissent sont les plus belles de l'univers. Elle est parfaite, et ce n'est pas la mucoviscidose qui la rendra moins parfaite. Au contraire, ça fait partie d'elle, et je sais qu'elle sera assez forte pour combattre le plus longtemps possible.
     Tout en rejoignant la salle à manger de la maison de mes parents, je chante à Sakura notre chanson. Celle que j'écoutais en boucle pendant ma grossesse, que mon père me chantait lorsque j'étais petite : Mistral Gagnant, de Renaud.
     Lorsque, la nuit, mon joli cerisier n'arrive pas à trouver le sommeil, les paroles arrivent à la calmer suffisamment pour que je tente de la mettre au lit. Depuis, tous les soirs, c'est notre rituel.

     — Tu viens dans les bras de tonton, p'tite tête ?
     Une chose est sûre : ma petite fille a réussi à mettre tout le monde d'accord, même mon frère. Chaque membre de la famille s'est adapté à l'arrivée fracassante de Sakura dans nos vies, suivant à la lettre le protocole d'hygiène à chaque fois que nous devons nous voir. Les pédiatres m'ont répété des dizaines de fois que c'était la clé pour que ma fille reste en bonne santé aussi longtemps que possible, pour que ses poumons restent assez dégagés.
     — Tu la prendras après, on va souffler la bougie ! Tout le monde est là ? Papa, arrête de nous prendre en photo, tu dois déjà en avoir une centaine juste pour aujourd'hui !
     — Attends, Lucile ! J'ai oublié un cadeau dans la voiture, je reviens dans une minute !
     La minute se transforme en dix ; une habitude chez Mathilde. Elle n'a jamais été ponctuelle, mais pour une fois, ça n'est pas dérangeant. Si c'est un cadeau pour ma fille, je peux accepter qu'elle le cherche pendant une heure.
     — C'est bon, cette fois ? OK, alors c'est parti !
     Chacun commence à chanter, Sakura les regardant tous un par un en riant aux éclats, avant de frapper des mains à la fin de la chanson. Je l'aide à souffler la bougie, et j'ai à peine le temps de me rendre compte de ce qu'il se passe avant qu'elle ne prenne une poignée de gâteau et la fourre dans sa bouche. Aussi gourmande que moi, c'est certain.
     — Les cadeaux, maintenant ! annonce ma sœur, me tendant d'abord un gros paquet entouré de papier rose bonbon – le cliché.
     J'essaie de le déballer en tenant Sakura d'une main, lui montrant comment faire pour déchirer l'emballage. Elle s'en donne à cœur joie, et après de longues minutes acharnées, le carton avec l'image d'une draisienne se dévoile.
     — Mathilde ! Je t'avais dit non, c'est trop dangereux.
     Moue boudeuse, bras croisés ; pourtant, ce n'est pas faute de lui avoir répété, encore et encore, que j'avais bien trop peur que Sakura se fasse mal, avec ces trucs.
     — Elle n'est pas en porcelaine, Lucile. Elle a la mucoviscidose, c'est différent. Allez, elle va s'éclater là-dessus !
     Sa mine enjouée finit par me convaincre, et je la remercie en m'apprêtant à passer au cadeau suivant, mais elle m'en empêche en me tendant une petite enveloppe.
     — Ça, c'est pour toi. Tu en as besoin.
     Sceptique, j'ouvre et découvre une prise de rendez-vous dans un spa, prévue le mois prochain, à mon nom.
     — Dis que j'ai une sale gueule directement, andouille !
     Ils éclatent tous de rire, ces traîtres. Je sais que j'ai laissé de côté ma féminité depuis l'arrivée de Sakura, mais je vais bien. Je n'ai pas besoin qu'ils s'inquiètent pour moi.
     — Tu n'as pas pris une seule journée de repos depuis sa naissance, sœurette. Je veux que tu sortes, que tu profites d'une journée dans la peau d'une jeune femme de vingt-et-un ans, et c'est pas négociable.
     J'ai envie de fondre en larmes. Vingt-et-un ans... Ne suis-je pas censée passer mes soirées en boîte, à enchaîner des verres en laissant des hommes me draguer ? Je pensais pouvoir profiter de ma jeunesse avec un bébé, et ça aurait probablement pu être le cas si ma fille n'était pas malade.
     — Merci, vraiment. J'irai.

     Je ne suis même pas sûre que la montagne de cadeaux rentre dans le coffre de ma voiture. Sakura a été plus que gâtée, entre sa draisienne, sa première petite poussette pour ses poupées, et une cuisinière qui, j'en suis sûre, ne rentrera pas dans sa chambre.
     Pourtant, je crois que tout le monde ne veut que ça : gâter cette petite fille qui a déjà tellement de courage en elle, profiter de chaque instant, et la voir grandir entourée de tout cet amour qui finira par l'étouffer.

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant