Chapitre 22 - Lucile

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Le 30 juin 2022, Montpellier

     Je finis par quitter à contrecœur ma cachette et file vers le distributeur, dont je reviens avec un paquet de chips et une bouteille d'eau, pour la maudite somme de cinq euros.
     Tadhg est toujours dans la chambre de Sakura. Mon cœur rate un battement lorsque je l'entends rire, l'image qui s'offre à moi me mettant les larmes aux yeux : allongée dans son lit, l'une des mains de Sakura est piégée par celle de son kiné, qui tient de son autre main laissée libre une poupée. Il prend une voix haut perchée pour la faire parler, ce qui ne manque pas de faire rire ma fille.
     — Elle a un prénom, cette jolie poupée ? demandé-je, encore sur le pas de la porte.
     Les deux semblent enfin se rendre compte de ma présence et tournent la tête simultanément, tout sourire.
     — Elle s'appelle Cerise ! m'apprend Sakura, et la joie qui irradie de son visage me rassure sur son état.
     Je m'avance jusqu'à eux, puis Tadhg me tend le nouveau jouet de ma fille. J'hésite entre le remercier et le sermonner de gâter autant cette petite chipie, mais le fait qu'il ait pensé à elle après ses rendez-vous me fait craquer. Il est déjà dix-huit heures, aussi je me demande comment il a fait pour aller acheter la poupée avant de repasser ici.
     — Je vais vous laisser, je repasserai demain.
     Il tend son poing vers Sakura, qui tape doucement dedans avec le sien, avant de venir se planter devant moi, son regard me scrutant une interminable seconde. Enfin, il ouvre la bouche et chuchote :
     — Tu as toujours mon numéro ?
     J'acquiesce, troublée par la proximité entre nous, puis il continue :
     — Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n'hésites pas, OK ? Je suis sérieux, Lucile, si j'apprends que tu n'as pas osé me déranger, je te botte les fesses.
     Il ajoute un froncement de sourcils histoire de me convaincre de ce qu'il avance tandis que mes joues virent au rouge. Bon sang, ils ont allumé les chauffages en plein mois de juin, ici, ou quoi ? Parce qu'il fait vraiment chaud, tout à coup.
     Tadhg s'apprête à partir lorsque je l'apostrophe, mes clés de voiture en main.
     — Je me sens super mal de te demander ça directement, mais... J'ai laissé ma voiture sur le parking du zoo, ce matin. Tu pourrais la récupérer ?
     Il m'a dit de ne pas hésiter, pourtant j'ai l'impression de profiter de la situation. Aussi, je rajoute rapidement :
     — C'est pas pressé, hein ! N'y vas pas ce soir, tu dois déjà avoir une tonne d'heures de sommeil à rattraper, et de toute façon j'habite juste à côté d'ici, on rentrera à pied. Enfin, tu dois déjà le savoir, puisque t'es venu plusieurs fois... Puis elle ne me sert que lorsqu'il pleut, puisque l'école de Sakura n'est qu'à dix minutes à pied, et le CHU aussi. À croire que je l'a...
     — Lucile ? me coupe-t-il, le regard amusé. Arrête de t'expliquer et donne-moi tes clés. Je te la ramènerai demain.
     Honteuse, je baisse les yeux vers la main qu'il me tend, avant de souffler longuement.
     — Désolée, j'ai tendance à un peu trop parler, quand je suis nerveuse...
     Merde, mais qu'est-ce que je raconte ? Cette fois, il lève un sourcil et penche la tête sur le côté, un sourire au coin des lèvres.
     — Je te rends nerveuse ? Première nouvelle...
     Son ton enjoué me fait lever les yeux au ciel et je détourne le regard en lui donnant ma clé.
     — J'ai pas l'habitude de demander quelque chose à qui que ce soit, ça n'a rien à voir avec toi, mens-je effrontément avant de continuer. C'est une Peugeot 207 grise, avec une petite rayure sur le côté et un autocollant « bébé à bord » sur le pare-brise arrière.
     — Nickel. Je repasserai ici pour te les rendre, envoie-moi un message quand vous sortez.
     J'hoche la tête et le regarde partir, ignorant son clin d'œil du mieux que possible.

     — Toi aussi, t'es une fée ?
     La question de Sakura me tire de mes pensées ; il est vingt heures passées, et elle n'a toujours pas fermé l'œil, cherchant tous les prétextes et toutes les discussions possibles pour rester éveillée.
     — Chut, pas si fort ! Il en existe très peu, Sakura, on doit rester discrètes ! murmuré-je, ma main caressant ses cheveux.
     — Alors comment il sait notre secret, le docteur Gallalou ? murmure-t-elle, si bas que je peine presque à l'entendre.
     Parce que le docteur Gallagher, il sait tout. Il sait que tu dois recracher toute la poussière de fée de tes poumons pour avoir une chance de vivre plus longtemps, il sait que parfois, ta maman souffre en silence de te voir vivre une vie qui n'est pas adaptée à ton âge, il sait qu'elle a besoin de soutien, et que toi, tu as besoin de lui.
     
— Parce que lui aussi c'est une fée, chérie, révélé-je tandis que j'essaie de retenir mon rire lorsque Sakura ouvre de grands yeux émerveillés.
     La minute d'après, ses paupières s'alourdissent, sa respiration s'apaise, et elle tombe dans les bras de Morphée.

     Son visage a l'air tellement apaisé, quand elle dort... Je suis mal placée pour dire cela, puisque je suis sa mère, mais elle est magnifique : ses joues rondes donnent envie de les croquer, sa petite frange la rend encore plus adorable, et son nez, semblable au mien, est juste parfait. J'ai crée ce petit être dans mon ventre, j'ai cru mourir sous le poids de l'amour qui m'a écrasé lorsqu'elle est venue au monde, et j'ai toujours l'impression de mourir un peu plus chaque jour qui passe. Je grandis avec elle, je suis sûrement passée à côté de ma vie d'étudiante en devenant maman si jeune, mais je n'ai aucun regret : ma fille, c'est la chose la plus merveilleuse qui me soit arrivée jusqu'ici, et si je devais revenir en arrière, je ne changerais aucune virgule de notre histoire, aucun combat que l'on mène depuis quatre ans. Si Sakura est venue au monde avec la mucoviscidose, je sais que c'était pour une raison bien spécifique. Je ne l'ai pas encore découverte, mais je m'en moque : c'est elle et moi contre le reste du monde.
     Mon téléphone qui vibre dans la poche arrière de mon jean me sort de ces pensées, et je ne peux retenir mon sourire lorsque j'ouvre le message :

>Doc. Gallagher, reçu à 20h31 : Bonsoir, madame Legrand. Je sais que tu dois encore être réveillée, donc je me permets de te dire ceci : VAS DORMIR !
Au fait, j'ai le droit d'enlever l'autocollant « bébé à bord » de ta voiture ? J'en ai trouvé un autre bien plus adéquat.

>Moi, envoyé à 20h33 : Sakura vient juste de s'endormir, je suis trop en amour devant elle pour réussir à fermer l'œil. Ça passera, un jour ?
Ne me fais pas regretter de t'avoir laissé mes clés, s'il-te-plaît.

>Doc. Gallagher, reçu à 20h35 : Tu es maman, Lucile. Toutes les mamans passent leur vie à admirer leur enfant.
Promis, tu ne regretteras pas. Allez, au dodo maintenant !

Et les mistrals gagnants...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant