Texte n°554

11 0 0
                                    

On entend au loin les bruits de la ville, comme assourdis.

Le ciel saigne et le soleil tombe à l'horizon, blessé à mort. Déjà, les pleureuses accourent, parées de lambeaux de brume et de soie noire.

C'est l'heure hésitante et indistincte des dernières affaires, des derniers règlements de compte. En bas des barres grises d'immeubles, les gars traînent encore. Dernier paquet, dernière cigarette, dernier check.

Certains resteront là très tard, gardiens des tours. Les autres se répandront dans la ville, en une meute assoiffée de vide et d'oubli.

Pas aujourd'hui. La rue est déjà vide : désertée, comme abandonnée par ses fils.

Pourquoi ?

Ismaïl ne saurait pas très bien se l'expliquer. Il sent pourtant lui aussi cette impression de malaise, d'irritation.

Peut-être est-ce le froid ? Ce froid mordant qui le fait frissonner fige la rue dans un silence que seuls brisent les mugissements d'une sirène au loin.

Ou la pluie ? Ce n'est qu'un crachin mais les gouttes glacées sont tenaces, impitoyables. Elles s'insinuent sous les couches de vêtements et pénètrent jusqu'à l'os.

On raconte que ce sont les pleurs et les regrets des morts.

Trop de larmes dans le monde pour que cette pluie s'arrête jamais.

Non, Ismaïl ! Tu bouges pas assez ! Tu ne dois jamais, jamais rester figé, garçon. La boxe, c'est un sport de mouvement !

L'adolescent presse le pas quasi instinctivement.
Une voiture le frôle et disparaît au coin de la rue, emportant avec elle les éclats de voix d'un rappeur. Lui aussi s'est essayé au pe-ra, comme beaucoup. Mais tout le monde n'est pas Fianso. Pas grave. Il a la boxe.

Il sort son portable et soupire. Plus de batterie. On dirait que tout l'abandonne aujourd'hui.

Ismaïl baisse les épaules, capuche rabattue pour se protéger de la pluie et enfonce ses mains dans ses poches.

Il fait rouler ses muscles douloureux. L'entraînement a été long et difficile. Ses doigts gonflés et engourdis par la boxe le lancent. Le coach ne l'a pas économisé aujourd'hui.
Et que je cogne et que je tape.. Corde à sauter, sac, pompes, abdos... Il a cavalé et combattu, Ismaïl, il le sait. Son premier combat professionnel est dans quelques semaines. Alors, il se prépare. Du mieux qu'il peut. Il pousse son corps à l'extrême, en teste les limites pour mieux les repousser. Cela fait si longtemps qu'il boxe ! Il se souvient des premières séances, de son air intimidé, de la grosse main de l'entraîneur sur son épaule, de l'odeur de sueur et de cuir de la salle... Il a toujours aimé ça, comme il aime les marches solitaires depuis la salle jusqu'à chez lui, les longues douches qui détendent ses muscles brûlants et l'hébètement heureux de la fatigue.

Il voudrait profiter de cet état mais voilà, aujourd'hui, le devoir l'appelle. Et ce qu'il a à faire ne lui plaît pas.

Plus haut, les coudes ! Te laisse pas intimider, p'tit gars ! Et ne le quitte pas des yeux, surtout.

S'éloigner d'Auber, déjà. Ce n'est rien mais c'est tout. Il n'est chez lui que là. Pas à sa place au bled, où on l'appelle le Français. Pas à sa place non plus de l'autre côté des boulevards, dans ces boîtes de nuit où s'encanaillent les bourgeois parisiens. Pas à sa place dans les autres cités, si ressemblantes et pourtant si hostiles.
Et puis pour ce genre de travail. Ses parents mourraient d'inquiétude et de honte s'ils savaient ce qu'il fait. Le daron rentrera pas avant un moment mais Maman va s'inquiéter. S'il se fait péter, elle s'en remettra pas. Son reup non plus, d'ailleurs. Il parle pas mais il se crève pour eux, Ismaïl le sait bien. Déjà que Saïd est en taule. Fresnes la deuxième maison, la deuxième tess de pas mal de gars ici.

La cave - niveau -3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant