Texte n°548

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Chapitre 1. Antiope

Sur la côte sud de la Jamaïque, une large baie aux eaux calmes et peu profondes forme un port naturel. Une étroite bande de terre longue d'environ quatre lieues en protège l'entrée. Les maisons et les plantations des colons anglais se trouvent ainsi abritées, en retrait, sur le rivage de ce vaste golfe. À l'extrémité de la péninsule, la petite ville de Port Royal s'est développée autour du fort qui en défend l'accès.

La nuit tombe sur ce qui est rapidement devenu un repaire de marins et de forbans. En plongeant sous l'horizon, le soleil emporte la moiteur étouffante de la journée. À l'abri dans la rade, plusieurs navires flottent paisiblement au mouillage. Quatre frégates impressionnantes surveillent l'entrée du port, à l'aplomb du fort James. Des flûtes à la coque arrondie attendent leur cargaison de bois, de cuirs, de sucre ou de vin. Des brigantins plus élancés ont ferlé leurs voiles pour la nuit. Au bord des docks, des sloops, cotres et autres chaloupes, solidement amarrés, dansent sous le léger clapot qui se faufile jusqu'au quai.

Dans les rues de terre battue, une population de marins, pêcheurs, boucaniers et flibustiers en tout genre se bouscule sans ménagement à l'entrée des tavernes ou des lupanars. Les odeurs de poissons, de sel et d'iode peinent à couvrir les relents d'alcool, de stupre et de sueur véhiculés par la débauche ambiante.

Dans un établissement d'apparence plus respectable que les bouges du bord de mer, un peu en retrait de l'agitation du port, des officiers de marine et des marchands profitent d'un verre de vin, de guildive ou d'un repas chaud. L'atmosphère calme offre aux habitués un havre de détente appréciable ; personne ne joue aux dés ; les rares bagarres se soldent par une expulsion rapide et définitive de la part du maître des lieux. Pour le moment, le murmure des conversations n'agresse pas les oreilles et permet de s'entretenir avec son voisin sans s'époumoner. La nuit vient de tomber et les esprits ne sont pas encore échauffés par l'alcool.

Attablée au fond de la pièce, Antiope a investi le recoin discret qu'elle affectionne. Juste derrière elle, l'escalier mène aux quelques chambres que loue l'établissement. Elle savoure la quiétude de cette première soirée au port, un cruchon de guildive à moitié plein à portée de main. La capitaine de L'Espérance se renverse sur sa chaise, pose ses vieilles bottes de cuir encroûtées de sel sur la table et rabat son chapeau de feutre à large bord sur son visage. Assis à côté d'elle, Grand-Jean pousse un soupir d'aise. Avec son torse musclé qui se dévoile sous sa veste de drap et ses bras épais, le bosco fait figure de colosse en regard de la mince silhouette de sa compagne. Il tend une grosse main vers son gobelet de terre cuite et le vide d'un trait. Le ton torréfié de sa peau couleur café attire quelques regards hautains et méprisants, mais les deux flibustiers arborent sabre, machette et coutelas en évidence. Personne ne se risque à leur chercher querelle.

La porte de la taverne s'ouvre sur un jeune homme roux, à la figure mobile et espiègle. Ses yeux verts font lentement le tour de la pièce, scrutant chaque convive dans la lumière ténue des lampes à huile. Il passe une main songeuse le long de sa joue hâlée, fait glisser ses doigts dans les poils plus rêches des deux larges pattes qui lui descendent jusqu'au menton. D'un geste plus machinal que menaçant, il écarte le pan de son manteau pour dégager l'accès au sabre glissé à sa ceinture. Dans cette ville, il ne fait pas bon circuler sans argument tranchant à portée de main.

Les yeux du rouquin s'arrêtent sur le fond de la pièce et sur les deux personnages qui y sont attablés. Avec un sourire satisfait, il se faufile entre les buveurs dans cette direction.

— Tiens donc, regarde qui voilà ! murmure Grand-Jean entre ses dents.

Antiope se redresse vivement et repousse son chapeau noir sur sa nuque. Elle toise le nouvel arrivant d'un air réprobateur qui ferait prendre peur à n'importe quel matelot avec deux sous de jugeote. Le jeune homme approche d'un pas souple et assuré, sans se démonter le moins du monde.

La cave - niveau -3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant