Texte n°573

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Prologue

Cuevas-Blancas, Espagne 1910.

En cette nouvelle journée qui s'annonçait très chaude, le soleil commençait juste à se lever. Il remplissait la chambre d'une lumière pâle et orangée. Son cercle, encore blafard, était visible à la limite entre le ciel et l'eau. La jeune femme contemplait la scène avec admiration. Il lui semblait qu'il déroulait un tapis rouge sur la surface de l'eau pour qu'elle puisse aller le rejoindre.

La maison allait bientôt se remplir de tous ces petits bruits qu'elle connaissait bien. Le chant du coq, le bruissement discret des vêtements des femmes de chambre arpentant les couloirs de l'étage, les ustensiles de cuisine qui tintaient en s'entrechoquant, le bruit des lourdes portes et les pas dans les chambres voisines, tout cela lui était familier et allait se mettre en œuvre doucement.

Elle avait compté toutes les heures qui passaient, rythmées par la grande horloge du rez-de-chaussée dont elle entendait les sonneries régulières.

Pourquoi le sommeil l'avait-il abandonnée ? Elle avait cruellement besoin de dormir. Elle avait tellement donné de son corps, de son air, de ses cris, de sa sueur. Elle avait tellement attendu, espéré sans y croire jusqu'à cette nuit où elle avait failli abandonner tant la douleur avait été vive. Mais aujourd'hui, en cette période troublée, juste après, la guerre du Rif avec le Maroc, les révoltes ouvrières, une guerre mondiale faisait rage aux portes de l'Espagne, elle avait donné le jour à son premier enfant, et c'était un fils.

Il était l'aboutissement de tous ses espoirs, ce pour quoi elle avait tenu, ce qu'elle avait désiré le plus au monde et il était enfin là.

C'était important que ce soit un garçon. D'abord pour elle, car elle souhaitait ardemment qu'il en fût ainsi. Elle préférait les garçons, plus autonomes, plus robustes et selon elle, moins difficiles à élever.

C'était important aussi pour la famille de son mari, puisque son frère n'avait eu que des filles. Elle se réjouissait intérieurement car cela lui donnerait un avantage et elle avait bien l'intention de s'en servir aussi souvent qu'elle le pourrait.

Elle avait dans ses bras un magnifique garçon vigoureux. Grâce à lui, elle allait pour la première fois pouvoir revendiquer la place qui lui revenait dans cette famille.

Jésus était le fils de Dieu, et son enfant serait son prophète. Elle l'appellerait donc comme lui, en plus cela sonnait bien « Rrrrézuss » en Espagnol. Personne, et même pas son époux, n'oserait l'empêcher de choisir ce prénom mythique dans cette région croyante et pratiquante.

Cela lui donnerait à coup sûr encore un avantage puisque les petites-cousines, en plus d'être des filles, n'avaient même pas eu des prénoms catholiques. Elle aurait pu l'appeler Alphonse en l'honneur de son souverain le roi d'Espagne, mais Jésus conviendrait mieux à sa bigote de belle-mère !

En ce moment présent, en regardant son fils tranquillement endormi dans ses bras, elle se demandait comment elle pourrait vivre pleinement cette journée alors qu'elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit.

Il est vrai que cela n'avait pas été possible. Tout dans sa tête était en effervescence. Elle avait gardé la tête haute devant toutes les épreuves, toutes les humiliations et les chantages auxquels s'était livrée cette famille, à laquelle elle appartenait maintenant, mais qui avait été ses anciens maîtres.

Malgré la coutume, le frère cadet de son mari avait dû être marié avant lui pour éviter que la grossesse de sa future femme ne fasse scandale. Ils vivotaient depuis sur le domaine, le cadet s'occupant des tâches que l'aîné ne devait pas accomplir en sa qualité d'héritier.

La cave - niveau -3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant