Le Chant du Couchant XXVI

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Lefko se rongeait l'ongle du pouce jusqu'au sang. Au point où il en était, son pauvre membre semblait avoir été la cible de terribles et longues tortures, tant les croutes qui le recouvraient étaient impressionnantes, et d'autant plus visibles sur la peau d'albâtre de l'opaline. Nerveuse, elle ne cessait de jeter des coups d'oeil à la Kesjarinna, sans cesser de martyriser son pouce. Ses pensées étaient pleines de Dol'taïm. Cela faisait presque cinq jours que la keshiane n'était pas revenue de son expédition en ville, et Naïa non plus. A ce point là, il était impossible de prétendre qu'il ne leur était rien arrivé. Pourtant, la Kesjarinna avait ordonné d'attendre. Peut être espérait-elle que Koulov ne l'avait pas réellement doublée. Peut être les deux femmes avaient-elles simplement été retardées. Peut être avaient-elles même trouvé une piste pour se rendre dans l'inframonde, pour enfin quitter ce royaume nain dans lequel le petit groupe commençait à se noyer, dans la crainte d'être rattrapés par leurs ennemis. 

L'opaline n'en pouvait plus. Elle ne pouvait supporter plus longtemps de savoir son amante loin d'elle, exposée au danger, peut être même déjà... elle se refusa à l'imaginer. Mais l'immobilisme de la Kesjarinna était probablement ce qu'il y avait de plus frustrant dans cette situation. Si Dol'taïm eut été là, elle aurait été la première à condamner l'inaction de Kiine, et à critiquer la position dans laquelle elle mettait le groupe. Mais Dol'taïm n'était pas là, et Rehyan buvait les paroles de la Kesjarinna comme des paroles d'évangile. Lefko n'avait pas osé mettre son opinion en mots, mais plus les heures s'égrenaient, plus sa terreur de perdre celle qu'elle aimait plus que tout venait amenuiser ses craintes. 

Kiine, de son côté, sentait parfaitement l'agitation de Lefko, et même le doute qui commençait à s'insinuer dans l'esprit de Rehyan. Elle avait attendu, gardant l'espoir que sa position de neutralité pourrait être conservée. Mais le nain Joukov avait raison: elle était déjà impliquée jusqu'au cou. Elle espérait simplement ne pas devoir s'immiscer dans une révolte, voir une révolution, pour obtenir ce dont elle avait besoin. Mais le bibliothécaire avait peut être le moyen de leur offrir la piste nécessaire pour trouver l'Okron! Après tout, qui d'autre qu'un érudit passant ses journées dans ces rayonnages pourrait connaître ce genre de secret? Le nain avait déjà prouvé sa profonde connaissance des mystères de ce monde... peu de personnes connaissaient la véritable raison pour laquelle les personnes aux yeux mauves étaient persécutées. Kiine elle même n'avait obtenu des informations sur cette spécificité que par le biais du plus maléfique des démons parcourant Alodya. Joukov était donc un espoir autant qu'un danger... et la disparition de Dol'taïm et Naïa était un avertissement que la Kesjarinna ne pouvait ignorer. Si Koulov décidait de la priver de son soutient... alors elle n'avait réellement personne d'autre vers qui se tourner que Joukov. Et sa révolution.

Ce que Kiine voulait éviter à tout prix. Elle avait vécu assez de guerre pour le restant de son existence. Elle avait compris depuis longtemps que seule la vengeance était parvenue à la garder dans un état lui permettant de surmonter tous les morts dont elle était à l'origine. Mais plus de morts n'appelait que plus de vengeance, et Kiine avait déjà assez du spectre de Yuriana pour la hanter. Cela ne faisait qu'empirer. Il lui semblait maintenant voir apparaître la silhouette de sa défunte compagne même éveillée, même en plein jour. Comme un rappel funeste, une menace. Un triste auspice, lui rappelant le coût des massacres qu'elle avait elle même mené, qu'elle n'avait put empêcher, ou dont elle était elle même la cause. 

La situation était inextricable. La Kesjarinna savait qu'elle était dos au mur, et que seul Joukov lui offrait une porte de sortie. Mais elle était également trop fière pour avouer qu'elle avait simplement trop peur de ce que cela pourrait engendrer. Alors, elle restait immobile, à ressasser sans cesse toutes les possibilités, et à espérer que la terreur de Lefko et le doute de Rehyan ne finiraient pas par avoir raison de leur confiance en leur impératrice. 

La Légende de KiineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant