Numinomachie V

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Tremblante, sale, fatiguée et blessée, Elpa parvint à se trainer cahin caha jusqu'au petit camp de fortune, installé sous la protection d'une haute pierre cachant le peu de rayons de soleil parvenant à percer l'épaisse couverture feuillue de la forêt. Là, dormant paisiblement sur son matelas, se tenait Freya. Son ventre légèrement rebondi faisait echo aux restes d'une bêtes, à moitié calcinée et déchiquetée, comme si la grande guerrière s'était nourrie à même la carcasse après l'avoir jeté dans le feu dont les derniers restes se mouraient au milieu d'un cercle de pierre.

Le sang d'Elpa ne fit qu'un tour... depuis leur départ de la Taiga d'Odin, Freya avait tout simplement considéré la jeune fille comme un parasite indigne de son attention, qu'elle trainait simplement dans son sillage par bonté de coeur - bien loin du soi disant intérêt qu'elle avait évoqué plus tôt. À la moindre occasion, au moindre danger, elle s'éclipsait, laissant Elpa se débrouiller toute seule et, comble ultime, se nourrissait des quelques vivres et proies qu'elle parvenait difficilement à rassembler. Sa colère bouillonnait un peu plus à chaque fois qu'elle la voyait, et la tentation de se débarrasser d'elle était grande - mais Elpa n'était pas dupe pour autant. Elle savait qu'elle n'avait probablement pas le niveau, d'une part, et surtout que, seule, perdue dans la forêt de Brocéliande, elle pourrait déjà se considérer comme morte. C'était un environnement impitoyable et obscur, dans lequel le mantra semblait toujours perturbé, l'empêchant d'utiliser ses capacité de perception à leur plein potentiel... pourtant, Freya s'y promenait comme si elle l'avait fait toute sa vie durant, et Elpa se surprenait à entrevoir quelques expressions bien incongrues passer sur le visage de cette gardienne haïe: principalement une profonde nostalgie.

Cela ne faisait que renforcer l'étrange sentiment qu'avait Elpa à son sujet. Les habitants de la forêt étaient tous des fous, des sans âmes, des spectres et des monstres. C'était comme si un être plus fou que les autres avait soudainement décidé de pervertir toutes la région, donnant naissance à une faune monstrueuse dont les Grimms n'était qu'une face. Et plus on se rapprochait du coeur des bois, plus cette sensation se renforçait, les monstres étant de plus en plus dangereux, difformes et dangereux. Elpa avait croisé une sorte de dragon miniature qui, bien qu'incapable de cracher du feu, avait fait tomber un arbre d'un simple battement de sa puissante queue. Elle avait fait face à une créature immonde, semblable de loin à une jeune femme, dont le cou pouvait s'allonger à volonté et dont les dents avaient tenté de percer la chair de sa nuque. Elle avait entrevue une silhouette diaphane au creux de bois, les fixant du lointain, comme attendant la première de leur faiblesse pour leur sauter à la gorge. La nuit retentissait des cris de souffrances d'êtres invisibles, et leurs hurlements rendaient tout repos bien difficile.

À l'instant où cette pensée traversa l'esprit d'Elpa, l'un de ces cris retentit tout proche. La nuit devait être tombée, car on perdait notion du temps sous les frondaisons. Freya ouvrit un oeil et remarqua la présence de la jeune guerrière.

-ah ben te voilà enfin, toi. Fini de faire joujou avec les Grimms? Tu sais bien que c'est pas avec leur chair immonde qu'on va se nourrir.

-Immonde? Tu veux dire empoisonnée... répondit Elpa avec humeur.

-Appelle ça comme tu veux! J'ai chassé pour nous ce soir, mais c'est bien la dernière fois. Fais gaffe aux glandes à venin quand tu manges.

Elpa soupira, mais, vaincue par la fatigue autant que par sa blessure, ne releva pas et alla s'asseoir prêt de la carcasse carbonisée. La chair encore chaude lui réchauffa autant la bouche que l'estomac, mais le goût était tout ce qu'il y a de plus immonde. Cela expliquait sans doute le goût tout particulier des créatures de la forêt pour toute viande qui n'en venait pas... dont la viande humaine, probablement. Entre deux bouchées, Elpa s'affairait à bander son tibia blessé, tentant d'ignorer les complaintes qui vrillaient l'air nocturne. Le froid semblait s'insinuer de partout à mesure que les dernières braises s'éteignaient. Les cris semblaient sans cesse plus puissants, plus douloureux, plus... proches...

La Légende de KiineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant