Le Chant du Couchant I

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La foule en délire hurlait insultes et invectives de la pire sorte. Elle se mouvait comme une immense vague déferlante, attendant la moindre faiblesse des gardes pour se jeter sur la grande avenue, sur la simple charrette, sur laquelle les condamnés étaient montés. On leur lançait des objets sur leur passage: poteries, céramiques, pavés, tout ce qui passait sous la main des badauds et était assez contondant pour pouvoir faire mal. Les légionnaires durent sortir leur arme pour faire reculer la foule, les menaçant de leur glaive, à l'abri derrière leur bouclier, tandis que l'on amenait la charrette vers les arènes.

Les roues du simple véhicule rebondissaient sur les quelques irrégularités des dalles de la chaussée, secouant les corps recroquevillés qui s'y tenaient. Tous avaient le regard vide, morne, ou haineux, mais aucun ne semblait avoir peur. Ils étaient tous hirsutes, sales, et parcourus de cicatrices, mais, surtout, ils avaient au fond des yeux cette lueur de folie si spécifique aux habitants de la forêt. En y regardant bien, il était facile de voir qu'ils en venaient, et qu'elle les avait changés. Certains avaient des oreilles pointues, des nez ratatinés, des dents plus longues, des griffes de taupes, des écailles sur la peau, des pics sur le dos. Ils semblaient, pour certains, bien peu humains, et, pour beaucoup, ne l'étaient d'ailleurs probablement plus depuis longtemps. Cependant, certains étaient toujours dotés de parole et, a fortiori, de plus ou moins de raison.

Mais cela, les habitants en furie d'Herkanim n'en avaient cure. Pour eux comme pour tant d'autre, tour ce qui pouvait sortir de la forêt de Brocéliande toute proche était un monstre sanguinaire, ne souhaitant que se repaître du sang de leurs enfants. En attraper autant d'entre eux en une seule battue était chose rare. Et les Pontois adoraient les spectacles des arènes, dans lesquels se battaient les gladiateurs, ou étaient exécutés les condamnés. Et tous les Fous étaient des condamnés.

-Ils sont moches! Lança une petite fille. Regarde, maman, celui la à une longue trompe entre les jambes!

-Tu apprendras bien vite ce que c'est! Railla un homme. Par contre, je dois avouer que certaines de leur femelles sont plutôt pas mal. La nymphe, notamment.

-Vraiment? Demanda son voisin. Moi, je préfère l'opaline. Il y en avait une, au bordel de Demerus, mais quand l'Empire a aboli l'esclavage, cette sotte a préféré devenir parfumeuse itinérante! Par la Grande Créatrice, qu'est ce que ça me manque! Pourquoi n'y a-t-il aucune meretrix opaline? Je paierai bien pour mettre celle là dans mon lit plutôt que dans la cage des fauves.

-Tu es fou, Lucius! C'est une Folle! Une mutante! Elle te planterait dans ton sommeil et se repaitrait de ton sang. Elle est certes belle à voir, mais c'est la le plus grand de ses pièges pour t'attraper. Et puis, tu auras bien le temps de la voir lorsqu'elle sera attachée aux poteaux durant les venationes.

-Mes amis, mes amis... les interrompit un autre. Arrêtez donc de reluquer ces minables créatures! Que vaut la vision de leur poitrine de monstre quand nous avons une invitée aussi prestigieuse pour assister aux venationes!

-C'est donc vrai, ce que l'on dit? La Kesjarinna elle même va y assister?

-Puisque je te le dit! J'étais à la porte Vallum ce matin quand elle est arrivée avec son escorte, et, par la Grande Créatrice, je t'assure que sa vue est bien plus impressionnante que toutes les créatures que porte ce chariot!

-Les Tribuns ont fait les choses en grand pour sa venue. Ajouta un second. Il faut dire que lorsqu'elle se déplace, c'est rarement juste pour faire des visites de politesse... vous pouvez être sûrs que s'il y a encore quelques vendeurs d'esclaves en ville, il vont bientôt remplacer vos dulcinées face aux fauves.

-Ta Kesjarinna habillée ne peut valoir une beauté nue en train de se faire dévorer par un Lion des montagnes.

-Bien sûr que si. Tu n'as jamais entendu parler de l'affaire de Pont-Majeur?

La Légende de KiineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant