La Légende de Kiine

Le Chant du Couchant XXXII

Un torrent de souffrance et de destruction, un fleuve de folie, d'envie et de meurtres tous plus violents les uns que les autres. Mais surtout, une haine, une haine éternelle envers le monde entier, envers les dieux, les mortels, les dragons, les oiseaux parcourant les cieux comme les poissons nageant au fond des océans. Telles étaient toutes les pensées qui se déversèrent avec une violence inouïe dans l'esprit de Lefko, alors qu'Ira s'emparait de son corps. Leur deux esprits se mêlaient pour la domination de cette enveloppe de chair, mais, lui, était bien trop fort. Sa puissance, sa volonté, et surtout son absence absolue d'empathie faisait qu'il n'avait cure de garder intact la conscience de sa victime. Ils la réduisait en charpie, en arrachait des morceaux, sans la moindre considération, et sans que les maigres tentatives de défenses de Lefko n'aient le moindre effet. Plus il y parvenait, plus les pensées de Lefko étaient remplis des souvenirs du crépusculaire. Elle y vit une naissance dans un royaume disparu. Une enfance d'esclave. Une colère immense. Un trou béant provoqué par sa seule colère. Une guerre, loin dans le passé. Une errance infinie entre existence et néant. Et surtout, les dernières semaines de l'existence de l'homme, comment il avait traqué la Kesjarinna en suivant Triss après l'avoir lancée sur une fausse piste, et comment il l'avait... comment il l'avait...

Un violent choc frappa Lefko, et l'âme d'Ira fut comme arrachée de son corps, avec un long hurlement de douleur. L'opaline ouvrit les yeux, et prit une immense bouffée d'air avant de vomir sur le sol de la caverne. Une main saisit cependant sa tunique naine au niveau du cou, et la leva du force. Face à elle, le visage de Kiine apparut, son épée à la main, et la sphère de volonté qui en ornait le bout du pommeau. Elle l'avait sauvée. Elle avait chassé le crépusculaire de son esprit, et l'avait sortie de cet enfer. Alors pourquoi son visage était-il si empli d'une colère dirigée vers elle?

-C'était toi! S'exclama furieusement la Kesjarinna en secouant Lefko comme un vulgaire arbre. C'était toi, depuis le début! Ça n'a jamais été Yuriana, et tu le savais! Mais à cause de toi, elle a disparu, maintenant! 

-Kiine, s'il te plait... commença Lefko, mais la fureur de la Dragonicide était trop grande. 

-Kesjarinna, je vous en prie... tenta Naïa, de sa voix faible, en posant une main apaisante sur l'épaule de Kiine.

Mais Kiine ne l'écoutait plus. D'un violent coup d'épaule, elle projeta la nymphe contre le mur le plus proche.

-Naïa! S'égosilla Rehyan, en se jetant sur elle. Ça va? Tu n'as rien?

Kiine, elle, fixait Lefko comme si elle n'avait d'autre désir que de l'éviscérer. 

-Rends la moi! Hurla-t-elle. Rends la moi! Sinon...

Une vague mantratique vint écraser le bras de la Kesjarinna, la forçant à lâcher le col de Lefko. Le regard haineux de l'impératrice se releva, pour fixer Dol'taÏm qui venait de rattraper sa compagne, pour l'éloigner le plus possible de la colère de la Dragonicide. 

-Traitre! Toutes des traitres! A comploter dans mon dos, à m'emmener jusqu'au fin fond de ces grottes, loin de tout, pour me l'enlever! A me cacher vos affinités, à guider Triss jusqu'à moi pour la laisser mourir, à me faire croire l'impossible pour me faire encore plus souffrir! 

-Kiine, arrête cette folie! S'égosilla Lefko en retour. Ils...

Elle n'eut pas le temps de finir que la silhouette d'Ira repassait à l'attaque, tentant de pénétrer son esprit sous le regard éberlué et terrifié de Dol'taïm. Kiine se jeta sur elle en brandissant son épée, et, une nouvelle fois, la frappa de son pommeau, éjectant et blessant l'âme du crépusculaire.

-Retouche la une seule fois, Kesjarinna, et je jure de t'arracher les boyaux pour m'en servir à repeindre les murs. Grogna férocement Dol'taïm.

-Laisse, Dol... murmura Lefko, en se relevant. Elle m'a sauvée, pour la deuxième fois en deux minutes. Kiine...